Après le XXIIe congrès15/11/19611961Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Après le XXIIe congrès

La déstalinisation

 

D'un bout à l'autre de l'immense Russie, des équipes grattent, effacent ou brisent le nom et les statues de Staline partout où il figurait, et ce n'est pas là mince travail. On a calculé qu'il n'en coûterait pas moins de dix aillions d'anciens francs pour débaptiser la station de métro parisienne de Stalingrad et cela donne la mesure de l'importance que l'on attache là-bas à faire disparaître tout ce qui peut rappeler l'ancien dictateur. Le mouvement est suivi, quoique inégalement, dans les démocraties populaires et jusqu'en France (par entre autres les municipalités d'Ivry et de Gennevilliers). Si le mouvement continue ainsi, dans quelques années, le nom de Staline sera introuvable en URSS y compris dans la littérature et les traités d'histoire. D'ici qu'il soit interdit de prononcer son nom, autrement que pour le couvrir d'injures, il n'y a pas loin.

Juste retour des choses, pourrait-on dire, en comparant son sort posthume à celui de tous ceux à qui Staline a réservé le même sort, quand il ne les avait assassinés la première fois.

Mais s'il est vrai que Staline est certainement l'homme qui, de toute l'histoire de l'humanité, a les plus grands crimes sur la conscience, la personnalité de ses accusateurs de l'heure laisse songeur.

Staline a la responsabilité d'innombrables crimes qui vont de l'assassinat pur et simple au génocide, en passant par des crimes qui, pour être plus indirects, n'en sont pas moins grands, car on peut dire que le fascisme allemand et la IIe guerre mondiale n'ont été possibles que grâce au stalinisme, mais Staline n'en est pas la cause première. Il en a pris, et il en garde devant l'histoire, la responsabilité, mais il ne les a commis qu'en tant que représentant d'un système, d'une caste parasite et usurpatrice et de son régime. Staline était l'homme voulu, il avait le tempérament et le caractère de l'emploi, mais ses crimes étaient nécessaires à la bureaucratie pour exister et se survivre.

Or, dans les accusations de Krouchtchev et de ses équipiers pas un mot, pas une ligne dans ce sens. Aucune critique contre le régime. Tout est de la faute de Staline, et de quelques autres dont on nous dira les noms par la suite, n'en doutons pas.

De plus, tous les gens qui gouvernent actuellement en URSS, appartiennent à l'appareil. Du vivant de Staline ils y occupaient déjà de hautes fonctions. Krouchtchev le premier. Ils ne pouvaient ignorer les faits qu'ils dénoncent aujourd'hui. Le culte de la personnalité, ils le pratiquaient aussi et vaillamment. Ils le pratiquent d'ailleurs encore car si ce culte est moins outrancier pour le moment que du temps de Staline, l'attitude envers les chefs et les dirigeants dans la Russie krouchtchevienne n'a aucun rapport avec un quelconque « retour à Lénine ». L'idée que peut se faire Krouchtchev du léninisme, la momie desséchée qui repose au mausolée du Kremlin en est l'image.

Et si l'on veut essayer de comprendre, tant soit peu, ce qui se passe en URSS, il faut d'abord éviter de se laisser abuser par le vocable « déstalinisation » et se placer au contraire dans l'optique du stalinisme lui-même. Un dictateur est nécessaire à l'existence de la bureaucratie. Mais on ne met pas en place un dictateur du jour au lendemain. Il faut qu'au travers d'une série d'épreuves la bureaucratie, toute la bureaucratie, se reconnaisse dans un même homme. Il faut même que les couches les plus jeunes de la bureaucratie parviennent à la conscience que la dictature, celle même dont ils ont souffert, est nécessaire à leur propre conservation. Cela ne peut se faire qu'au travers d'une série d'épreuves dont la fréquence et l'importance donneront le rythme de l'évolution du pouvoir.

Aujourd'hui, plus de direction collégiale comme en 56. Il apparaît que Krouchtchev reste seul maître. L'aisance avec laquelle il dénonce les crimes du passé en allant là où cela lui chante et en s'arrêtant là où cela lui convient, montre que son emprise sur l'appareil du Parti et l'appareil étatique est maintenant absolue.

S'il éprouve le besoin de déstaliniser, au sens patronymique du terme, c'est parce qu'ayant vécu toute la période il ne peut pas, pour jouer son nouveau rôle, n'avoir été qu'une doublure ou un figurant. Pour être arbitre suprême il faut être né arbitre suprême. Il n'a aucun passé, ses épigones lui en feront un. Nul doute d'ailleurs qu'il ne déstalinise pas les gens spécialisés dans ce genre de besogne, ils lui seront nécessaires. Mais la tâche serait impossible si l'on ne détruisait pas le passé de tout le monde,

Si Krouchtchev avait vingt ans il pourrait peut-être se placer en successeur et en disciple du vieux maître. mais comme tous les chefs valables entre lesquels la bureaucratie pouvait choisir, il a, sensiblement, le même âge et a vécu tout le règne.

De 1953 à 1956, il a fallu trois ans à Krouchtchev pour arriver au pouvoir. Et du XXe au XXIIe congrès, cinq années se sont écoulées, c'est le temps qu'il lui aura fallu pour asseoir sa puissance. Que sa dictature devienne aussi sanglante que celle de son prédécesseur, aucun doute. Ce n'est qu'une question de temps.

 

Le XXe congrès

 

Mais il n'est pas inutile, au moment où nos commentateurs politique de la gauche française s'ingénient à voir qui en Fidel Castro, qui en Mao-Tsé-Toung, qui en Tito, des leaders révolutionnaires, de rappeler ce que furent leurs « analyses » sur le XXe congrès, sur la personne de Krouchtchev, sur les causes et les limites de la « déstalinisation » annoncée. Il faut dire qu'à l'époque ce XXe congrès fit grand bruit et prit tout le monde au dépourvu. La presse bourgeoise apparaît assez désorientée ; ses commentaires, comme dans « Le Monde » sont souvent contradictoires, en tous cas très prudents ; on ne parle de « démocratisation » qu'au conditionnel ; on s'amuse à mettre en parallèle l'attitude actuelle des dirigeants du Kremlin envers Staline, avec leur attitude lorsque ce dernier régnait en maître. Ainsi « Le Monde » du 30 mars 56 cite la « Pravda » du 21 décembre 1939, laquelle contenait douze pages consacrées au soixantième anniversaire de la naissance de Staline, et dont un article s'intitulait « Staline et la grande amitié des peuples », par... Krouchtchev.

Mais surtout on souligne que l'URSS reste une dictature ; André Pierre les 8-9 juillet, prédit qu'au stalinisme est en train de succéder le « krouchtchévisme ». Mais ceux qui furent les plus surpris ce furent sans aucun doute les staliniens français et la direction du PCF se fit particulièrement remarquer par sa résistance au déboulonnement de Staline. En mars, pour l'anniversaire de la mort du « chef génial », seuls un journal géorgien et le PCF lui rendirent hommage, cependant que dans un discours Duclos célébrait son oeuvre. C'est seulement le jeudi 22 mars qu'on put lire la résolution Duclos adoptée par le Comité Central, condamnant les « erreurs » et « situant à leur juste place le rôle et les mérites de Staline ». Enfin, le 27 mars, Thorez, « le meilleur stalinien » comme il s'était proclamé lui-même, sur deux pages entières consacrées au XX e congrès réservait moins d'une demi-colonne aux « erreurs » de Staline, en ajoutant d'ailleurs, « comme si la critique nécessaire de certaines erreurs pouvait rien enlever aux mérites historiques de Staline ! ». L'article portait essentiellement sur la possibilité de passer au socialisme par des voies pacifiques, sur l'unité ouvrière, le rapprochement avec la SFIO (c'est le moment des pouvoirs spéciaux !) etc...

A la suite d'une interview retentissante accordée par Togliatti, le leader du Parti Communiste Italien, le 19 juin enfin, le PCF s'inquiète du rapport Krouchtchev, rapport qui vient d'être publié intégralement par « Le Monde ». A ce moment, les fautes de'Staline deviennent « très graves ».

Mais les critiques ou auto-critiques de « L'Humanité » et du PCF resteront toujours très en deçà de ce que furent celles de la presse stalinienne des autres pays. Le XXe congrès provoqua au sein des Partis Communistes nationaux des troubles profonds et même de véritables crises comme en Italie. En France la gauche traditionnelle se mit à entrevoir la possibilité d'une « libéralisation » du régime soviétique, De nouveaux « amis de l'URSS » satisfaits par la condamnation des « excès » de Staline, se mirent à voir dans l'U.R.S.S, le pays du socialisme, et Krouchtchev apparut à beaucoup comme un libérateur. On parla d'une auto-réforme graduelle de la bureaucratie, de retour aux méthodes de Lénine, la terreur et la dictature staliniennes ayant été justifiées pendant toute une époque par les difficultés de la construction du socialisme dans un pays isolé, mais l'URSS étant maintenant suffisamment puissante pour permettre la liberté à son peuple.

L'extrême-gauche, en particulier la presse de la IVe Internationale « officielle » et « officieuse », si elle s°abstint de considérer Krouchtchev comme un libérateur, si elle insista sur l'impossibilité pour la bureaucratie de se réformer elle-même, vit cependant dans les événements de Moscou la conséquence d'une pression des masses, populaires.

Si Krouchtchev libéralise, estime-t-on, c'est parce qu'il y est contraint. Et il y est contraint par ces masses qui vont jusqu'à menacer la bureaucratie dans son existence. Comment cette pression se manifeste-t-elle ? C'est ce que rien ne permet de dire. Mais le fait que Krouchtchev - « essayant de se débarrasser de Staline peur mieux défendre la bureaucratie » (Pierre Frank) - fasse des « concessions », en est la preuve.

Et par la suite, les événements de Poznan, puis l'insurrection hongroise, apparaîtront à la « Vérité des travailleurs » comme la confirmation éclatante de cette analyse : « Faillite de la gestion stalinienne », « Agonie du stalinisme », « Le stalinisme est moribond ! En avant pour la révolution mondiale ! », tels sont les titres. Ces événements seraient la suite d'un processus qui aurait débuté en URSS et aurait été à l'origine de la déstalinisation. Ainsi M. Pablo écrivait, le 24 février 56 : « Lors de la mort de Staline, nous avons immédiatement tiré toutes les conclusions qui s'imposaient quant à la crise de direction désormais ouverte de la bureaucratie soviétique et à la nécessité dans laquelle se trouvaient ses successeurs face à la pression montante des masses soviétiques, de repenser les moyens et les méthodes de leur pouvoir... De ce point de vue on ne peut pas dire que le déroulement sensationnel du XXe congrès du PC russe nous ait pris au dépourvu. Mais, incontestablement, l'évolution qu'il a marquée est encore plus rapide et plus ample que nous-même ne l'avions pensé ».

C'EST QUE LA SITUATION INTÉRIEURE DE L'URSS, LA PRESSION MULTIPLE ET DE FORMES DIVERSES DES MASSES SOVIÉTIQUES DOIT ETRE BEAUCOUP PLUS PROFONDE.

...Car comment expliquer autrement les brèches énormes ouvertes dans l'édifice du stalinisme par cette direction même... ? »

Et plus loin : « Nous assistons à la montée révolutionnaire des masses soviétiques ».

Le Comité Exécutif International de la IVe Internationale faisait ainsi le point le 1er novembre : « La pression des masses soviétiques et de celles des Démocraties populaires est à la base de la « déstalinisation » à laquelle se sont vus obligés de recourir pour survivre les sommets de la direction politique de la bureaucratie soviétique et ses hommes de paille dans les Démocraties populaires ».

Il semble curieux qu'a la suite d'une « pression » (comment s'est-elle traduite ?) des masses en URSS dont d'ailleurs le monde occidental n'a eu aucun écho, en dehors des émeutes des camps de Vorkhouta et de Karaganda (en 1953), la bureaucratie se soit vue contrainte de lâcher du lest, alors qu'en ce qui concerne de véritables soulèvements dans des Démocraties populaires elle a eu recours à une répression féroce dont la presse du monde entier a fait état.

« La Vérité », si elle est plus nuancée en ce qui concerne la pression des masses russes du moins jusqu'en octobre, y voit cependant la cause des promesses de « libéralisation » faites au XXe congrès, surtout après l'insurrection hongroise, a posteriori. Tout d'abord, elle écrit « la liquidation du mythe stalinien exprime les aspirations des diverses couches de la bureaucratie... désireuse de jouir paisiblement désormais de ses privilèges... » (6 avril) ; puis le 21 avril, on peut lire sous la plume de Jean Perrin : « L'idée revient sans cesse chez les commentateurs de la » déstalinisation » que c'est Tito qui a impulsé l'évolution des dirigeants soviétiques - que c'est pour lui plaire qu'ils s'y sont engagés. Comme beaucoup d'idées fausses celle-ci a sa part de vérité... Il (Staline) a fait tout ce qu'il a pu pour donner à sa peudo-théorie du « socialisme dans un seul pays » une réalité au moins historique en empêchant la révolution de triompher ailleurs. Malgré lui, la Révolution a triomphé en Yougoslavie et en Chine - et les épigones de Staline ont dû balancer leur petit père par-dessus bord ».

On cherche aussi les raisons dans un « trouble » parmi les masses. Puis, il s'agit d'un « repli stratégique rendu nécessaire par le cours stalinien », Mais « les limites du repli stratégique fixées par le Kremlin reculent chaque jour » (Boivin).

C'est après la publication du fameux rapport Krouchtchev, au mois de juin, dans un article intitulé « Faillite du. marxisme ou faillite du stalinisme ? » que l'on peut lire une analyse plus systématisée de l'événement : « En attaquant Staline, Krouchtchev répondait aux besoins internes du groupe dirigeant face au peuple russe. » « En dénonçant ces monstruosités, en promettant que le retour en serait à jamais exclu, c'est au peuple russe que Krouchtchev s'adressait ; il espère, en donnant aux masses la satisfaction de dénoncer le despote, raffermir le pouvoir du groupe dirigeant actuel ». Et voici la conclusion de l'article : « La victoire de la bureaucratie sur l'opposition trotskyste, c'est-à-dire marxiste, fut le reflet, en URSS, du reflux momentané de la révolution mondiale. La modification radicale de ces conditions, la victoire de la révolution chinoise, le déferlement d'une nouvelle marée révolutionnaire qui, partie d'Asie, atteint l'Afrique du Nord, et commence à faire sentir ses effets sur le continent européen et en URSS même mettent à l'ordre du jour la victoire des masses sur la bureaucratie, la restauration révolutionnaire de la démocratie socialiste. Les symptômes qui se manifestent au sommet de l'appareil bureaucratique, sont les signes annonciateurs de cette révolution, qui sera le triomphe du marxisme ». (G. Bloch).

En passant, d'ailleurs, on nous prédit : « L'arbitre infaillible est liquidé, et il n'aura pas d'héritier ».

Ainsi la pression des masses, du « peuple russe » est sous-entendue ; mais toutes sortes d'explications peuvent être valables, si l'on en juge par celles-ci qui sont données dans le numéro suivant de « La Vérité » (29 juin) ; « Dans ces conditions, la bureaucratie avait effectivement un besoin impérieux de renouveler ses méthodes pour ne pas mourir d'hypertrophie.

Il ne s'agit plus pour elle de simples dénonciations démagogiques du bureaucratisme, comme dans le passé, mais d'une réelle tentative de rajeunissement pour préserver la plus possible sa situation de caste privilégiée.

C'est dans l'allégement de son appareil et dans la décentralisation qu'elle cherchera une solution à ses difficultés ». Et plus loin : « A ses yeux (à Krouchtchev) la répudiation de son chef idéologique, la promesse du rétablissement de la légalité, les réhabilitations en cours, l'affirmation de la direction collective sont les conditions nécessaires pour mettre fin au centralisme excessif et à la boulimie de la bureaucratie tout en donnant aux masses la satisfaction de déboulonner le despote exécré.

Mais en le faisant, il ouvre une brèche dans son système qu'il ne pourra plus colmater. Tous les principes sur lesquels la bureaucratie avait fondé son pouvoir sont remis en question. » Et la conclusion est optimiste : « Sous la pression des masses populaires soviétiques, le régime bureaucratique va vers des convulsions prochaines » (E.Boivin).

Mais c'est après l'insurrection hongroise surtout que « la Vérité » parle de la pression populaire : « La bureaucratie bat en retraita. Elle jette par-dessus bord dans l'espoir d'échapper à l'étreinte des masses concession après concession... c'est la pression des masses qui a conduit Krouchtchev à sacrifier le culte de Staline, à démolir bureaucratiquement et par décret des statues avant que les travailleurs ne les jettent à terre. »

Et voici comment elle justifie a posteriori, son analyse sur les causes du XXe congrès : « Le recul de Krouchtchev et de ses maréchaux venus préparer le coup d'État contre-révolutionnaire et repartis sans tambour ni trompette, reflète l'affaiblissement du pouvoir du Kremlin. Demain, le « printemps en octobre » aura son écho en URSS et les masses soviétiques à leur tour se mettront en marche pour la révolution ».

On croyait que c'était l'action de ces masses russes qui avait été à l'origine du processus de la « déstalinisation » ! Mais « La Vérité » n'est pas à une contradiction près et, si tout à l'heure la bureaucratie faisait des concessions pour échapper à l'étreinte des masses, maintenant qu'elle « entend sonner son glas », on nous prédit qu' « elle se défendra de façon sanglante, n'en doutons pas ».

En réalité, rien ne permet de voir dans les propos tenus par Khrouchtchev au XXe congrès, la conséquence d'une pression des masses populaires russes. Il est permis de penser plutôt que si tel avait été le cas, Krouchtchev et la bureaucratie auraient fait front à une telle pression de la même manière qu'en Hongrie en décembre 1956.

Il n'existait pas plus de parti révolutionnaire en Hongrie qu'en URSS, pourquoi les conseils ouvriers qui sont apparus spontanément en Hongrie ne seraient- ils pas apparus dans le cours de la lutte, au pays des Soviets ?

Pourquoi la bureaucratie russe aurait-elle fait plus de cadeaux à « son » prolétariat, à « son » peuple, qu'elle n'en a fait à ceux des Démocraties populaires ? Il semble au contraire que cela eut été bien plus dangereux pour son existence même. Démolir le culte de Staline, démystifier le « chef suprême », à un pareil moment, eut équivalu à un suicide.

Ce n'est pas parce que la bureaucratie se sentait menacée qu'elle a « démocratisé » le régime ; c'est bien plutôt parce qu'elle se croyait suffisamment solide pour se permettre ce luxe. Elle s'est rapidement aperçue que c'était effectivement un luxe, et la répression en Hongrie a bien marqué sa volonté de revenir sur cet errement temporaire, qui de toute façon ne concernait qu'elle-même.

Les événements de Pologne et ceux de Hongrie furent plutôt la conséquence des illusions que le discours et les promesses de Krouchtchev avaient fait naître dans les masses, que le contraire.

 

L'assassinat de Kirov

 

Un des passages les plus remarqués du rapport de Krouchtchev à ce XXIIe congrès fut celui qu'il consacra « à cette ténébreuse affaire ».

Kirov, rappelons-le était un haut bureaucrate, membre du bureau politique et représentant direct de Staline à Léningrad. Il fut assassiné par un jeune terroriste, Nicolaev, qui laissa des aveux écrits et fut exécuté avec ses amis et camarades les plus proches (quatorze). Dans la même huitaine, on arrêta et on exécuta cent seize personnes arrêtées auparavant et qu'on accusa après coup de terrorisme. Puis en déporta, pour la même raison, des milliers de gens, et, enfin on monta plusieurs procès consécutifs à la suite desquels toute la vieille garde du parti bolchévik fut assassinée. Toujours « en rapport » avec l'affaire Kirov.

Nous citons ci-après : in extenso le passage en question car il perdrait beaucoup à être résumé.

« Les représailles massives ont commencé après l'assassinat de Kirov. Il faut faire encore beaucoup d'efforts pour que l'on puisse reconnaître qui est vraiment coupable de sa mort. Plus nous étudions les documents relatifs à la mort de Kirov, plus de questions surgissent encore. Le fait que l'assassin de Kirov avait été, à deux reprises appréhendé par les tchékistes auprès de Smolny et que l'on avait trouvé des armes sur lui, retient l'attention. Mais sur les ordres de quelqu'un il avait été remis les deux fois en liberté. Et voici que cet homme s'est trouvé à Smolny avec son arme dans le couloir par lequel passait habituellement Kirov. Et on ne sait pour quelle raison il arriva qu'au moment de l'assassinat le chef des gardes du corps de Kirov était loin derrière celui-ci, bien que selon le règlement il n'avait pas le droit de se trouver à une telle distance de la personne dont il était chargé d'assurer la protection.

Voici un autre fait fort étrange. Lorsque le chef des gardes du corps de Kirov fut conduit pour subir un interrogatoire, il devait être interrogé par Staline, Molotov et Vorochilov, en cours de route, comme l'a déclaré ensuite le chauffeur de la voiture un accident a été provoqué sciemment par ceux qui devaient livrer le chef des gardes du corps de Kirov à l'interrogatoire. Ils ont déclaré que le chef des gardes du corps avait péri au cours de l'accident, quoiqu'il ait été tué par les personnes qui l'accompagnaient.

Ainsi a été tué l'homme qui assurait la protection de Kirov. On a ensuite fusillé ceux qui l'ont tué. Ce n'est pas le fait du hasard, mais un crime prémédité. Qui a pu faire cela ? Actuellement on procède à une enquête minutieuse sur les circonstances de cette ténébreuse affaire. »

Ce texte quoi qu'y fasse Krouchtchev, est un acte d'accusation contre le régime qui a permis cela, qui l'a provoqué plutôt. Mais, la mesure de l'hypocrisie de Krouchtchev qui prétend avoir récemment découvert ce dont il parle, nous est donnée par les textes suivants écrits par Léon Trotsky il y a près de vint sept ans, c'est-à-dire au moment des faits :

« La version indiquée par nous et qui découle inéluctablement de l'acte d'accusation lui-même, si on sait lire, suppose, par conséquent, que la Guépéou elle-même finançait, par l'intermédiaire du consul, vrai ou prétendu, Nicolaiev, et tentait de le lier avec Trotsky. Cette version se trouve confirmée d'une manière indirecte, mais très réelle, par le fait que les représentants responsables de la Guépéou à Léningrad ont immédiatement après l'attentat, été chassés et que l'instruction, dans des difficultés manifestes, piétina longtemps : quelle variante choisir pour expliquer ce qui s'était passé. Nous ne voulons pas dire que la Guépéou, dans la personne de ses agents de Léningrad ait prémédité de tuer Kirov. Aucune donnée ne nous permet de faire une telle supposition. Mais les agents de la Guépéou connaissaient l'acte terroriste en préparation, surveillaient Nicolaiev, entraient en liaison avec lui par l'intermédiaire de consuls travestis dans un double but : s'emparer du plus grand nombre possible de complices de l'affaire, et, chemin faisant, tenter de compromettre les adversaires politiques de Staline au moyen d'un amalgame beaucoup trop compliqué, hélas ! comme l'a montré la marche des événements : avant que le « consul » ait réussi à préparer le coup de feu politique contre Trotsky, Nicolaev a appuyé sur la gâchette, contre Kirov. Le coup fait, les organisateurs de la surveillance et de la provocation ont été chassés. Et, en dressant l'acte d'accusation, il a fallu éviter les récifs et les bancs de sable, laisser dans l'ombre le « consul », effacer les traces du travail de la Guépéou, mais en même temps sauver tout ce qu'on pouvait de l'amalgame manqué. Le retard énigmatique de l'instruction trouve ainsi une explication toute naturelle. » (30 décembre 34)

« ...Le 30 décembre 1934, j'avais exprimé la ferme conviction que la Guépéou était dès le début au courant de l'acte terroriste qui se préparait. La participation du « consul » qui ne pouvait titre qu'un agent de la Guépéou, en était un témoignage irréfutable. Maintenant nous en avons la preuve. Le 23 janvier, le tribunal militaire a condamné 12 représentants responsables de Léningrad de la Guépéou, avec à leur tête leur chef Medved, à de dures peines : de 2 à 10 ans d'internement ! Le jugement leur fait ni plus ni moins grief du fait qu' « ILS FURENT RENSEIGNES SUR L'ATTENTAT EN PRÉPARATIONS CONTRE KIROV », mais firent preuve d'une négligence (!) criminelle, n'ayant pas pris les mesures nécessaires de sauvegarde ». L'aveu de la participation réelle de la Guépéou au crime est couvert d'une pauvre phrase sur la « négligence ». Peut-on en réalité admettre un seul instant que des piliers de la Guépéou tels que Medved aient pu faire preuve de négligence, quand il s'agissait de la préparation, connue d'avance par eux, de l'assassinat de Kirov ? Non, la « négligence » n'a rien à voir ici. L'excès de zèle, le jeu de hasard avec la tête de Kirov, c'est l'explication qui répond mieux au fond de l'affaire.

Quand la préparation de l'acte terroriste, dont la Guépéou était au courant était déjà commencée, la tâche de Medved et de ses collaborateurs n'était nullement d'arrêter les conspirateurs, - c'eut été trop simple ; il fallait trouver un consul approprié, le mettre en rapport avec Nicolaiev, inspirer à Nicolaiev confiance dans le consul, etc. ; en même temps il fallait établir un lien entre le groupe Zinoviev-Kamenev et les terroristes de Léningrad. Ce n'était pas un travail facile. Il exigeait du temps. Et Nicolaiev s'est refusé à attendre. La différence des rythmes du travail de Medved et du travail de Nicolaiev aboutit précisément au sanglant dénouement.

Le jugement du tribunal déclare ouvertement que Medved, Zaporojetz et les autres « ne prirent pas les mesures pour mettre au jour à temps et pour faire cesser » l'activité du groupe terroriste, « BIEN QU'ILS AIENT EU TOUTE POSSIBILITÉ DE LE FAIRE ». Il est impossible de s'exprimer plus clairement. » ( 26 janvier 1935)

Il est évident que même sur les circonstances de la mort de Kirov, il n'est plus guère, et depuis longtemps de mystère. Mais en tous cas Krouchtchev s'est bien gardé de dire qui n'était pas coupable. Il s'est bien gardé de dire qui avait été accusé à la suite de cette affaire. Et en particulier il s'est bien gardé de citer les noms de Trotsky et Sédov. Car qui est vraiment coupable de la mort de Kirov importe peu finalement, le grand, le principal, le seul crime a été commis contre la vieille garde du Parti, après la mort de Kirov, avec elle comme prétexte,

En fait, Krouchtchev, non content de remplacer les portraits de Staline par les siens veut aussi s'approprier ses crimes. L'annonce de recherches au sujet de la mort de Kirov rend un son déjà connu. Et l'on se demande si, par une effronterie sanglante qui aurait bien plu au sinistre Koba, Krouchtchev ne va pas se servir, lui aussi, de la mort de Kirov pour « purger » le parti.

 

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