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Algérie an I

A quelques jours du premier anniversaire de l'indépendance l'arrestation de Mohamed Boudiaf, ancien vice-président du GPRA, a illustré de façon frappante les difficultés du régime installé en Algérie par Ben Bella à la suite de la crise intervenue l'été dernier entre le groupe de Tlemcen et le GPRA Il apparaît à la plupart des commentateurs que Ben Bella ne s'est pas résolu facilement à faire procéder à ces arrestations. La gêne des porte-parole officiels, le fait qu'ils n'aient même pas reconnu avoir arrêté Boudiaf dès que sa femme a annoncé sa « disparition » a même fait supposer à un certain nombre de journalistes qu'un service de police avait procédé à l'arrestation sans que Ben Bella soit au courant et que ce service pouvait très bien être l'armée.

Il est certain qu'après un an d'indépendance la situation de l'Algérie est loin d'être florissante et il est certain aussi que si Ben Bella ou les autres leaders participant de près ou de loin à l'actuel gouvernement n'ont pas perdu leur prestige populaire, les différentes émeutes, les manifestations de chômeurs, les rebellions d'unités de l'armée deviennent monnaie courante et contraignent de plus en plus les forces répressives à intervenir de façon violente. Le Monde du 2 juillet cite les déclarations suivantes faites par des autorités dont un préfet algérien :

« Les gens sont exigeants et c'est normal après sept ans et demi de guerre. Nous n'avons pas voulu au commencement freiner ces actions qui constituaient un exécutoire, une soupape de sûreté. Nous commençons désormais à prendre certaines mesures pour empêcher cela. Certains pourraient exploiter ces désordres. »

« Nous ne pouvons pas admettre ces manifestations parce qu'elles vont à l'encontre des intérêts du pays. Nous voulons le relèvement de notre pays, et ce n'est pas par des manifestations qu'on y arrivera »

Mais malgré cette situation pour le moins difficile il ne semble pas que le pouvoir de Ben Bella soit mis en danger par les masses algériennes elles-mêmes. Il y a un grand mécontentement, c'est certain, il y a du chômage, les masses se sentent « abandonnées » comme le dit Boudiaf, elles sont découragées, leur mécontentement explose de temps à autre mais elles ne mettent nulle part en cause le pouvoir.

Bien entendu Boudiaf apparaît de prime abord comme un leader susceptible de représenter les masses populaires mécontentes. Son appartenance au Parti de la Révolution Socialiste dont le programme préconise l'installation d'un pouvoir de classe, pour imprécise que soit la définition de ce pouvoir, peut laisser penser qu'il met en danger l'actuel gouvernement à cause du soutien qu'il trouverait dans les classes populaires les plus pauvres, celles qui justement manifestent leurs désillusions de temps à autre. On pourrait donc penser que c'est devant le danger d'un Boudiaf soutenu par les paysans et chômeurs et les travailleurs mécontents que Ben Bella l'a fait arrêter ou tout au moins a couvert à posteriori ceux qui avaient procédé à son arrestation. En réalité Boudiaf n'est pas, sur ce terrain là, actuellement, dangereux pour Ben Bella. Et, indépendamment du fait que dans l'Algérie actuelle la seule qualité d'opposant peut valoir la prison, il semble bien que ce soit d'autres raisons que la peur d'un soulèvement populaire portant Boudiaf au pouvoir qui ait amené Ben Bella et ses proches à éliminer Boudiaf. Car il faut bien remarquer que cette arrestation en ce moment peut au contraire donner à Boudiaf le soutien populaire qu'il n'a pas encore.

Il est évidemment bien difficile de se faire une idée tant du crédit que peut avoir Mohamed Boudiaf au sein des classes les plus pauvres de la nation algérienne que de l'influence réelle du Parti de la Révolution Socialiste. Ce parti qui, soit dit en passant, représente un effort considérable de la part de certains militants du FLN, pour donner au prolétariat et aux paysans algériens un arsenal politique et théorique, mais qui, tout en représentant un réel progrès par rapport à l'absence de doctrine du FLN, échoue car il reste dans le cadre étroit de la nation algérienne et ne considère pas le prolétariat mondial comme un tout qui ne peut s'émanciper et construire une société sans classe qu'à l'échelle de la planète. Le Monde du 25 juin rapporte une déclaration qu'aurait faite quelques jours avant son arrestation Boudiaf à P.M. de LA GORCE, déclaration qui permet de se faire une idée des raisons qui ont amené son arrestation.

Boudiaf aurait déclaré qu'il n'y a pas actuellement d'organisation assez solide et assez représentative pour poser au pouvoir une alternative qui soit autre chose qu'un rassemblement des mécontents. C'est donc que Boudiaf lui-même estime que ni le PRS ni lui-même ne sont capables d'accéder au pouvoir, ou de se maintenir sur une base satisfaisante pour lui. Il semble donc bien que ce n'est pas à propos de ce danger là - puisqu'il est inexistant - que Boudiaf a été arrêté. Par contre en parlant de ce rassemblement des mécontents le Monde fait dire à Boudiaf :

« On peut très bien imaginer une crise répétant, mais en sens inverse, celle qui a opposé le groupe de Tlemcen à l'ancien GPRA ; on verrait se reconstituer autour d'une équipe rivale de l'équipe actuelle une coalition qui comprendrait d'abord une partie des opposants actuels, puis une quantité d'attentistes, puis enfin, un grand nombre de transfuges. Mais à quoi tout cela conduirait-il sinon à plus de désordre et de confusion ? » - puis plus loin :

« Dans l'état où est l'Algérie, il y a beaucoup de chances pour que les hommes politiques les plus modérés ou, comme on dit, les plus « bourgeois » servent de point de ralliement à tous les mécontents. Ce serait précisèrent parce qu'ils sont les hommes qui croient aux alliances, aux coalitions, aux combinaisons politiques : Abbas est peut-être le mieux placé sur l'échiquier politique algérien. ».

Et Mohamed Boudiaf aurait affirmé qu'il ne voulait pas se placer dans une telle optique et qu'il recommandait à ses amis « d'éviter à tout prix de s'engager dans une lutte ouverte contre le pouvoir ».

Il semble donc bien que s'il n'est pas possible selon Boudiaf de renverser le gouvernement de Ben Bella à la tête des masses opprimées (que Boudiaf ne l'estime pas possible ou qu'il ne le souhaite pas cela ne change rien). Ce serait possible en servant de centre de ralliement aux mécontents de toutes sortes et Boudiaf pense en premier lieu aux mécontents se trouvant parmi les soutiens de Ben Bella. Ce que les mesures de « socialisation » toutes démagogiques qu'elles soient indisposent. Boudiaf déclare ne pas vouloir être ce centre de ralliement et il semble bien que dans cette interview il réponde à des solliciteurs : « Merci, ça ne m'intéresse pas mais adressez vous donc à Abbas ». Evidemment, tout cela en se fiant à ces déclarations de Boudiaf, mais on ne peut guère faire autrement et qui pourrait être mieux informé de la situation si se n'est lui.

Et c'est dans se contexte qu'il faut s'expliquer l'arrestation de Boudiaf. D'abord on a pu l'arrêter pour qu'il ne joue pas ce rôle, c'est à dire pour que sur la base du mécontentement actuel qui peut régner dans les sphères dirigeantes algériennes et qui permettrait donc à un homme politique de renverser Ben Bella, il ne soit pas cet homme là. Ce n'est pas parce qu'il affirme qu'il ne veut pas l'être que Ben Bella et ses soutiens sont forcés de le croire d'une part et, d'autre part, ce n'est pas parce que lui ne veut pas qu'il ne peut pas être pour les mécontents en question le pôle attractif, le drapeau qui les réunira et fera de forces inactives parce que dispersées une résultante efficace.

Mais Ben Bella et ses proches ont pu faire un autre calcul et l'arrestation de Boudiaf se « justifierait » là aussi encore. Il se peut bien que Ben Bella pense aussi que Ferhat Abbas est le mieux placé. D'autant qu'il n'a pas lui les scrupules de Boudiaf ni le même avenir à réserver. Mais Abbas est pour le moment pratiquement intouchable. Il est Président de l'Assemblée et si d'autres que Boudiaf ont été arrêtés en même temps que lui Ben Bella lui-même a bien insisté sur le fait qu'il n'y avait aucun parlementaire parmi eux. Arrêter Boudiaf était relativement facile puisqu'il appartenait à un parti interdit, mais arrêter les membres de l'opposition parlementaire était plus difficile.

Cependant c'est à cela que Ben Bella devra finalement en venir. Parce que c'est sur le plan parlementaire qu'il aura les plus grosses difficultés. Abbas est là aussi le mieux placé. Son rôle l'oblige à exiger du gouvernement et de l'Assemblée dans un délai maintenant très rapproché un texte constitutionnel et sur ce seul terrain Ben Bella sera probablement contraint ou de se démettre ou de passer outre à la « légalité » et d'imposer sa propre loi par la force en instaurant on Algérie un pouvoir plus ouvertement autoritaire que celui qui existe actuellement.

Et si les faits historiques ne se répètent jamais de façon rigoureusement identique, les actes des gouvernants cherchant à se maintenir au pouvoir face à une opposition grandissante, indépendamment de la nature de cette opposition, sont assez souvent les mêmes. Ce qui se prépare en Algérie est un « amalgame ». Les parlementaires sont encore intouchables. Boudiaf et ses amis le sont moins. En arrêtant Boudiaf on adresse un coup de semonce aux opposants de tout bord : « nous n'hésiterons pas, voilà se qui vous attend ».

De plus cette arrestation fournit le prétexte des autres.

« Les gens que venons d'emprisonner étaient en train de tramer un complot contre le pays... grâce à dieu nous avons découvert le complot à temps. car, et nous avons des preuves, les gens qui tramaient dans l'ombre, ce complot contre l'état entretenaient des relations avec l'étranger. ils sont arrivés jusqu'à promettre aux colonialistes que nous avons évincés de leur rendre la situation qu'ils avaient auparavant si jamais ils arrivaient à éliminer ben bella ».

C'est ce que déclarait Ben Bella lui-même le 26 juin en annonçant officiellement l'arrestation de Boudiaf.

Il est bien évident qu'il s'agit d'un mensonge éhonté en ce qui concerne la personne de Boudiaf qui a montré durant sept années son dévouement à la cause qu'il défendait. Boudiaf est aussi indépendant de l'impérialisme et peut-être même plus que l'est Ben Bella et il n'a pas de situation à retrouver.

Mais plus le mensonge est gros, plus il permet de développement. Et l'accusation portée contre Boudiaf permettra par amalgame d'arrêter par la suite tous les opposants, y compris des parlementaires, sous prétexte de complicité avec l'impérialisme ou pourquoi pas avec les Boudiafo-impérialistes. C'est Boudiaf qui est arrêté, c'est Abbas qui est visé.

Tout cela bien entendu parce que le seul danger qui menace à l'heure actuelle Ben Bella vient des sphères politiques dirigeantes et non des classes populaires. Cela ne veut cependant pas dire que dans la crise qui se prépare ces dernières resteront spectatrices. Et ça ne veut pas dire que dans le conflit qui l'oppose à son propre milieu Ben Bella, parce qu'il a pu arrêter Boudiaf qui n'y était pour rien, aura la force de s'opposer à ses adversaires réels. Il est bien possible dans ce genre de situation que le sabre appelé à sauver le pouvoir en profite pour l'exercer lui-même.

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