Russie : la guerre de Poutine en Ukraine et contre son propre peuple16/09/20232023Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2023/09/234.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Russie : la guerre de Poutine en Ukraine et contre son propre peuple

La rébellion de Prigojine et ses mercenaires cet été, et les circonstances qui l’ont entourée, témoignent de ce que l’« intervention militaire spéciale » du Kremlin en Ukraine a non seulement mis à l’épreuve les capacités économiques, humaines et militaires de la Russie, mais le régime même. Elle a aussi révélé que s’élargissaient des fractures dans ce qui forme son socle : l’alliance plus ou moins contrainte de la bureaucratie russe, lointaine héritière de la bureaucratie stalinienne, et d’une couche d’hommes d’affaires richissimes dans leur spécificité post-­soviétique, les oligarques. Cette couche bourgeoise, issue de la bureaucratie, a prospéré sous son aile au gré d’une intégration croissante aux marchés mondiaux. Désormais, elle réclame plus ou moins ouvertement de ne pas subir les contrecoups de la politique du Kremlin, car les sanctions occidentales ont touché les intérêts des entreprises des oligarques, ainsi que ceux-ci à titre personnel, en bloquant leurs avoirs et leurs comptes en Europe et en Amérique, en leur interdisant de voyager, de profiter de leurs yachts, villas, etc., à l’étranger. Certains ont porté leur cause devant la justice américaine en arguant de leur non-implication dans la guerre de Poutine. Cela va dans le même sens que des prises de position anti-guerre d’autres oligarques et qu’une aspiration plus générale de leur part à alléger la tutelle de la bureaucratie et de son système, sinon à s’en émanciper.

Comme d’autres avant elle, la guerre actuelle agit tel un catalyseur des tensions sociales et, en définitive, tel un accélérateur de la lutte des classes, ce qui ne concerne pas les seules relations bureaucratie-oligarchie mais aussi, on le verra, l’aggravation de la situation des classes laborieuses du fait de la politique du Kremlin.

Une catastrophe multiforme

Depuis que, le 22 février 2022, l’armée russe a reçu l’ordre d’envahir l’Ukraine, la guerre qui ravage ce pays est promise pour durer. Les stratèges des puissances impérialistes ne cessent de le répéter, et ils s’y emploient, en livrant toujours plus d’armes à Kiev, tandis qu’en Russie la guerre a des effets de plus en plus visibles.

Bien que les dirigeants de chaque camp fassent de leurs pertes un secret d’État, la Russie et l’Ukraine se partageraient à égalité un sanglant bilan de 500 000 victimes civiles et militaires, selon la secrétaire générale adjointe de l’ONU. Pour la Russie, il ne s’agit plus des seuls civils mobilisés en masse et des « volontaires » recrutés parmi les pauvres des régions déshéritées ou dans les prisons, comme au début du conflit. Car, chaque jour ou presque, des drones ukrainiens frappent des provinces russes frontalières, sinon plus loin du front. S’y ajoutent toutes les victimes civiles de quatre oblasts au sud et à l’est de l’Ukraine, annexés en 2022 par la Russie, comme la Crimée l’avait été en 2014.

Alors, le demi-million de morts et de blessés qu’annonce l’ONU sera vite dépassé, dans ce que des commentateurs qualifient de guerre d’attrition pour ne pas dire crûment qu’il s’agit d’une guerre d’usure, qui dévore toujours plus d’êtres humains et anéantit tout ce qui est nécessaire à la vie de la société.

L’OTAN ne mène pas sa guerre qu’avec des tanks et des missiles, et Poutine a reconnu que les sanctions de l’Occident pesaient sur l’économie russe. Mais, de là à prétendre, comme certains médias, que la Russie est épuisée au point, disent-ils, de demander des armes à la faible Corée du Nord, il y a tout ce qui sépare la réalité de la propagande. Il en est de même quand eux et leurs gouvernements présentent l’Ukraine comme forcément démocratique car pro-­occidentale, alors que le régime de Zelensky est aussi corrompu que celui de Poutine, auquel il n’a pas grand-chose à envier en matière d’attaques contre les droits élémentaires des travailleurs ainsi que des minorités nationales sur son sol.

Il ne faut pas plus s’étonner que les médias et dirigeants occidentaux restent muets sur les causes réelles de cette guerre : la poussée des États impérialistes, continue depuis plus de trente ans, pour refouler la Russie hors de sa zone d’influence en Europe, et donc hors d’Ukraine, en faisant de l’État ukrainien un pion de leur politique, et de sa population le bras armé et la victime de cette politique.

Tout en se combattant par peuples interposés, les chefs du camp russe et ceux du camp adverse, dont leurs parrains occidentaux, semblent craindre que, le conflit s’installant dans la durée, ses conséquences dramatiques pour les populations finissent par les pousser à ne plus accepter passivement cette guerre et ceux qui en portent la responsabilité. D’où les mesures préventives et très visibles prises par Zelensky, ces purges répétées au sein d’un appareil d’État constitué de prédateurs qui veulent pouvoir s’enrichir encore plus vite qu’en temps de paix. Cela donne-t-il le change à la population, sommée d’être prête à donner sa vie par des gens qui accumulent, à l’abri loin du front, des fortunes dans la prévarication ? Pas sûr.

En Russie, Poutine joue aussi sur ce registre. Mais, depuis la rébellion de Wagner, il doit louvoyer entre des pôles opposés : ne pas ignorer la grogne sourde que suscitent dans les masses populaires des enrôlements massifs et le coût humain, social, de la guerre en général ; ne pas s’aliéner la hiérarchie militaire, dont l’affaire Prigojine a montré qu’elle n’était pas ou plus aussi unanime derrière le Kremlin ; et, plus grave pour le chef de la bureaucratie russe, il y a l’appareil d’État que l’on voit tiraillé entre des clans, sinon des politiques autres que celle du Kremlin. En 1999-2002, Poutine avait assis son pouvoir sur la popularité que lui avait valu d’avoir rétabli une certaine stabilité, en restaurant la « verticale du pouvoir », après la décennie de chaos et de délitement de l’État qui avait suivi la fin de l’URSS. Derrière cette image, c’est la stabilité du régime que la période actuelle pourrait mettre à mal.

Flambée des prix et de la pauvreté

En Russie à la veille de la guerre, 1 % de la population détenait déjà 60 % de la richesse ; la guerre a encore creusé ce gouffre d’injustice sociale. C’est ce qu’illustre la publication des derniers bilans des banques. Il y apparaît un écart béant entre les secteurs qui opèrent pour le compte des plus riches et ceux qui placent des prêts au plus grand nombre, depuis les petits bourgeois qui achètent un logement jusqu’aux travailleurs qui peinent à boucler leurs fins de mois.

La Banque centrale a qualifié de « record absolu » les profits des banques russes au premier semestre : 1 700 milliards de roubles ! Mais le quotidien économique Kommersant a noté que, si les opérations sur les changes, dopées par la fuite des capitaux, ont fait ce succès, le volume des prêts aux particuliers a fondu, et avec lui les résultats des grands établissements de crédit, divisés par 17 pour Alpha-Bank et par 19 pour VTB.

Ce contraste reflète à sa façon l’opposition de classe entre le sort des nantis et celui des travailleurs. Ceux-ci sont de moins en moins en situation d’obtenir un crédit, même de consommation courante. En revanche, les entreprises, ceux qui les détiennent et les hauts bureaucrates ont mis à l’abri la partie de leur fortune qui se trouvait en Russie : ils l’ont convertie en dollars ou l’ont fait sortir du pays avec l’aide de certaines banques russes qui y ont trouvé leur compte.

Ce n’est certes pas nouveau, mais constatons une fois encore qu’une grande partie de la valeur créée dans le pays, produit de l’exploitation de la classe ouvrière, ne sert même pas à développer l’économie russe, alors qu’elle se veut ouverte au marché. Tout cela part se fondre dans les circuits mondiaux du capital, en alimentant au passage les profits du secteur financier des États impérialistes, de leurs paradis fiscaux…

Officiellement, la fuite des capitaux a quadruplé de l’été 2021 à l’été 2022, atteignant alors 253 milliards de dollars, soit 13 % du Produit intérieur brut russe. Des médias ont évoqué ce qui s’était passé dans les années 1990, puis en 2008 avec la dernière crise financière mondiale. Mais, cette fois, il s’y ajoute les effets financiers du départ de certaines sociétés occidentales, même s’il se veut temporaire et si plus de la moitié des multinationales opérant en Russie, américaines mais aussi françaises et allemandes, n’ont nullement l’intention de partir. Pour elles, guerre ou pas, les profits d’abord.

Cela étant, la fuite massive des capitaux et les sanctions occidentales ont fait s’envoler l’inflation et plonger le rouble. Depuis janvier, il a perdu près de 30 % par rapport au dollar et à l’euro, d’où un renchérissement des produits importés, mais des autres aussi, ceux de première nécessité produits sur place, ce dont les classes populaires font déjà les frais.

Ce qui a été publié de la rencontre de Poutine avec le chef du service fédéral des huissiers de justice donne une idée plus concrète de cet appauvrissement. Sur quelque 140 millions de Russes, 13 millions ne peuvent plus payer leurs dettes. Crédits à la consommation, amendes, impôts, frais d’habitation… cela ferait 20 milliards de dollars de dettes cumulées. Elles ne représentent que 8 % de tout l’argent que les riches et super-riches ont sorti du pays en un an, et pourtant Poutine a déclaré qu’on ne pouvait remettre ces dettes, car « l’économie s’effondrerait ». Pour l’éviter, le chef des huissiers précise que, bien qu’« il n’y ait pratiquement rien à prendre à ces gens, nous essayons quand même… ». Cela indique on ne peut plus clairement à quoi en sont réduits les pauvres, et les méthodes que possédants et gouvernants emploient contre eux.

Des grèves ont éclaté ici ou là ces derniers temps : pour des hausses de salaire dans le métro à Moscou, parmi des soignants à Novokouznetsk. Mais plus souvent c’est à cause du non-­paiement de mois de salaire, une pratique des années 1990 que l’on voit reprendre vigueur, sur fond de production ralentie ou interrompue dans des usines privées de fournitures et de technologie venant d’Occident, ou du fait du désengagement des firmes occidentales, comme dans l’automobile. Mais il faut noter que le pouvoir agit avec prudence quand des grèves surviennent dans des régions où cela implique un secteur majeur de l’activité locale. Surtout s’il y existe des traditions de réactions ouvrières qui pourraient fédérer le mécontentement populaire. Fin août, c’est ce que les autorités ont voulu éviter dans le Kouzbass, principal bassin houiller de Sibérie : aux grévistes de trois sociétés minières qui ferment, le gouverneur-­adjoint de la région de Kémérovo a promis que l’État verserait leurs arriérés de salaire, mais en y ajoutant le conseil de chercher un autre emploi par eux-mêmes…

Un complexe militaro-industriel florissant

Pendant longtemps, l’État russe a réussi à éviter aux entreprises une pénurie de main-d’œuvre, qui aurait poussé à la hausse les salaires, donc leurs coûts de production. Mais ce risque de pénurie s’est accru avec la diminution de la population, qui se poursuit pour des raisons sociales (crises à répétition, niveau de vie réduit, natalité en baisse et mortalité en hausse, craintes devant l’avenir, fuite à l’étranger de jeunes diplômés) et démographiques (départ en retraite de la génération du baby-boom). Pour y faire face, la Russie a fait appel aux anciennes républiques soviétiques. De son « étranger proche » ont afflué des Tadjiks dans le bâtiment, sur les marchés, des Ouzbeks dans les services, des Ukrainiens et des Moldaves un peu partout...

Cette main-d’œuvre indispensable à l’économie a trouvé en Russie des salaires bas, mais plus élevés qu’à domicile, ce qui lui permettait d’envoyer de l’argent au pays. Or, avec l’érosion de la valeur du rouble, puis sa chute, même par rapport au somoni (la monnaie du Tadjikistan), ce ne sont plus 300 dollars qu’un ouvrier tadjik peut acheter en y sacrifiant une grande partie de sa paie de 60 000 roubles (570 euros) pour l’envoyer à sa famille, mais deux fois moins. Résultat, entre 2019 et 2022, le nombre des travailleurs venus de l’ex-URSS a chuté de 15 %, et tout indique que le mouvement va s’amplifier.

L’économie va donc manquer de millions de bras et de cerveaux. D’autant plus que l’armée a ponctionné des centaines de milliers d’hommes sur les effectifs de l’industrie, des transports, du commerce où l’on ne voit pratiquement plus que des femmes. Des travailleurs sont partis à l’armée contre leur gré, d’autres avaient signé un contrat – pas toujours respecté, d’où des protestations parfois collectives – promettant une solde trois fois supérieure à leur salaire. Et un million d’hommes ont disparu du marché de l’emploi, car ils ont fui la Russie pour échapper à la mobilisation. Ce sont en majorité des jeunes qualifiés, des ingénieurs, des informaticiens, que les entreprises n’arrivent pas à remplacer. Cela d’autant moins qu’un phénomène, dû à l’intensification de la guerre, aggrave le tableau.

En effet, pour remplacer les blindés, hélicoptères et canons détruits en masse en Ukraine et simplement pour produire les obus et les balles dont l’armée a besoin, les usines du secteur militaire doivent tourner à plein rendement. Selon l’ex-Premier ministre et vice-président du Conseil de sécurité, Dmitri Medvedev, désormais « les chaînes de montage fonctionnent en 3 x 8. Et le complexe militaro-industriel produira autant d’armements que nécessaire. »

La Russie dispose des moyens, hérités du système de l’ancienne Union soviétique, de produire ces armements grâce à son complexe militaro-industriel (le VPK), un réseau public et parapublic d’usines, performant et très concentré. En outre, l’État russe a réorienté vers le VPK une part colossale de son budget. Mais les industries d’armement ne tournent pas toutes seules. Avant-guerre, elles employaient 2,5 à 3 millions de travailleurs. Avec la guerre et les fameux 3 x 8, il en faudrait probablement le double.

Pour les trouver, les services de recherche d’emploi regorgent d’annonces qui se veulent alléchantes. Ainsi, pour une monteuse d’obus, même sans expérience ou formation, une usine propose 100 000 roubles (960 euros), un salaire ouvrier jusqu’alors réservé à Moscou ou Saint-Pétersbourg. Les besoins sont tels que des entreprises proposent de rémunérer des formations, de payer le déménagement, de fournir un logement si l’on vient d’ailleurs, même loin des grands centres, pourvu qu’on vienne y monter des obus.

Si, comme dans toute guerre, le secteur de l’armement attire de la main-d’œuvre avec ses emplois garantis, s’il accapare une part croissante du budget, cela ne peut se faire qu’au détriment du reste de l’économie. En Russie, la militarisation de la société désorganise des circuits économiques déjà éprouvés. C’est ce que disent des responsables d’autres secteurs, d’autres usines, dont la production concerne directement les besoins de la population. Ils se plaignent de manquer de personnel dans toutes leurs professions, certains précisent que cela va se traduire, dans l’agro-alimentaire, par des ruptures d’approvisionnement de la population.

Pour conjurer cela, un temps au moins, et éviter que la population se mette à dire qu’elle manque de tout alors que l’industrie de guerre ne manque de rien, le pouvoir fera probablement appel à des importations. Mais, avec les sorties de devises que cela implique – et ce n’est pas demain que les BRICS, dont la Russie, s’accorderont sur une devise qui remplace le dollar dans leurs échanges – le rouble continuera à faiblir, l’inflation à enfler. Ce que les petites gens, les retraités, les travailleurs paieront au prix fort.

Poutine et les autres dirigeants de la bureaucratie, qui se targuent de défendre les intérêts du « peuple russe », n’ont à lui offrir que des canons au lieu du beurre, quand ce ne sont pas des cercueils. Car la guerre, ils la mènent, tant sur le front ukrainien que sur le front intérieur, contre les classes laborieuses de Russie – et d’Ukraine.

Entre putsch et crash

Fin juin, la rébellion de Wagner a mobilisé 25 000 mercenaires, un chiffre dérisoire face au 1,15 million d’hommes de l’armée régulière, ces paramilitaires n’ayant en outre qu’un rôle marginal dans le dispositif guerrier du Kremlin. Ce mini-putsch, qui avorta au bout de 48 heures, aurait-il pu entraîner des pans de l’armée ? En tout cas, cela ne se fit pas. Malgré cela, il inquiéta assez le Kremlin pour qu’on exfiltre Poutine vers le lointain Valdaï et pour que des ministres fuient la capitale, où les forces de sécurité avaient fait dresser des barricades.

Certes l’armée russe n’a pas suivi, et encore moins la Garde nationale, ce corps nombreux et surarmé que Poutine a créé à part pour maintenir son ordre dans le pays. Mais il est un fait que, tandis que le convoi de blindés de Prigojine progressait vers Moscou, il a pu occuper de grandes villes sans coup férir. Il est aussi notable que les mêmes officiers supérieurs qui n’avaient donc pas donné l’ordre de stopper Wagner sont restés muets durant le putsch, exception faite d’un général qui venait d’être mis aux arrêts pour avoir sympathisé avec Prigojine, et que l’on a contraint à l’exhorter à se rendre devant les caméras de télévision. Au vu des mises à l’écart et arrestations qui ont suivi, il semble qu’il n’était pas le seul dans les sommets de l’armée à partager avec Prigojine tout ou partie des accusations de saboter la guerre, de trahir la patrie et d’utiliser les soldats comme de la chair à canon, qu’il lançait depuis des semaines contre le ministre de la Défense et le chef d’état-major. Ces accusations avaient fini pas atteindre Poutine lui-même. On peut penser que des secteurs de la haute bureaucratie civile s’y reconnaissaient, car c’est impunément que, partout depuis des mois, des tenants de la droite ultranationaliste et va-t-en-guerre faisaient écho à Prigojine.

Il faut rappeler les liens que ce malfrat avait noués avec Poutine au début des années 1990, quand bureaucrates, mafieux et membres du KGB s’employaient à mettre le pays en coupe réglée. D’où son ascension auprès de celui qui devint président fin 1999, et qui allait lui donner carte blanche pour mettre ses mercenaires au service de l’État russe, en Syrie à la rescousse du dictateur el-Assad, en Afrique auprès de putschistes voulant s’émanciper de la Françafrique, à Bakhmout où, au prix de milliers de morts russes et ukrainiens, Prigojine a offert à Poutine une victoire comme il n’en avait plus eu depuis la prise de Marioupol. Sans oublier le recrutement dans les prisons que le Kremlin lui avait autorisé, des milliers de détenus-engagés « volontaires » venant remplumer les effectifs de l’armée en Ukraine.

Tout cela avait propulsé le patron de Wagner sur le devant de la scène. Se sentait-il intouchable au point de risquer de s’en prendre nommément aux chefs civil et militaire de l’armée nommés par Poutine ? En tout cas, cela n’a pas empêché Poutine de le dénoncer comme traître. Cela valait sentence de mort : juste deux mois après, Prigojine et ses lieutenants furent liquidés dans l’explosion de leur avion.

Mais si régler son compte à Prigojine a valeur d’avertissement pour qui, dans les sommets, serait tenté par pareille aventure, cela n’a nullement réglé le problème de fond : la crise du régime que cela a étalée au grand jour. Quel qu’ait été le but réel de Prigojine, qui se défendait de viser Poutine, c’étaient ceux qui dirigent la Russie qu’il mettait en cause, donc le régime qu’il menaçait. Cela pouvait remettre en question la pérennité d’un système qui assure la domination et les privilèges de millions de bureaucrates, d’une grosse centaine de milliardaires, les oligarques, et de dizaines de milliers de bourgeois de moindre envergure, jusqu’à l’existence même de l’État russe qui, tel qu’il est, reste le garant de l’ordre mondial dans une vaste région de l’Eurasie. Un ordre mondial que les puissances impérialistes, les États-Unis les premiers, semblent préférer, au moins au stade actuel de la militarisation du monde, ne pas voir bouleversé. Ce serait le cas si la Russie éclatait en entités dressées les unes contre les autres – et c’est ce qui avait commencé à se produire avec l’implosion de l’URSS, puis dans la Russie d’Eltsine – ou si l’État russe s’affaiblissait tellement qu’il n’ait plus la capacité de faire régner l’ordre contre les peuples. Et il l’a encore fait, un mois avant la guerre en Ukraine, contre le prolétariat du Kazakhstan, pour sauver les intérêts des bureaucrates du cru et ceux des trusts du pétrole.

Le gouvernement américain, pourtant un habitué des déclarations contre « Poutine et sa guerre », s’est donc abstenu de commenter cette rébellion. Le temps de voir venir...

Oligarques et bureaucrates

Mikhaïl Khodorkovski, cet oligarque qui a écopé de dix ans de prison et d’une confiscation de « son » empire pétrolier pour avoir voulu en disposer sans en référer à Poutine, vit désormais à Londres de façon plus que confortable. C’est de là, lors du putsch, qu’il a appelé les Russes à « aider » le chef de Wagner, expliquant que cela pouvait aider à dégager Poutine, sinon son régime. Il a aussi précisé qu’il faudrait ensuite se débarrasser du « criminel » Prigojine.

Même si ce monsieur n’est peut-être pas, comme il se présente, l’un des porte-parole de l’opposition pro-occidentale à Poutine, ses positions favorables à l’instauration d’un capitalisme à l’occidentale sont de notoriété publique. Et, venant de l’ex plus puissant oligarque du pays, ses propos entrent en résonance avec l’attitude de nombre de milliardaires russes depuis qu’a commencé la guerre. À ses tout débuts, plusieurs, dont des oligarques très en vue tels Deripaska et Fridman, avaient clairement déclaré y être opposés. D’autres, tel Abramovitch, avaient refusé de la soutenir ouvertement. En guise de protestation, six autres oligarques ont renoncé publiquement à leur citoyenneté russe, jugeant plus prudent, avec raison, d’aller se mettre à l’abri à l’étranger. En effet, les gazettes se font fait un malin plaisir de recenser tous les cas (une trentaine) de « syndrome russe de la mort subite » qui se sont abattus sur des hommes d’affaires et de hauts fonctionnaires russes qui, ayant désapprouvé ou critiqué cette guerre, ont eu l’idée saugrenue de sauter du 15e étage d’un hôtel ou de se « suicider » chez eux. Ce qu’un ancien des équipes Eltsine et Poutine interviewé par Le Monde commentait ainsi : « Dans le monde des affaires, personne ne soutient cette folie. Mais le risque est trop grand pour s’exprimer. »

Le vrai risque pour Poutine et son régime, c’est que pareille situation n’ébranle le pacte que, à peine arrivé au pouvoir, il avait mis en main aux oligarques : « Ne vous occupez pas de politique, payez vos impôts, l’État protégera vos affaires. » Ce pacte, tous l’avaient respecté, sauf Khodorkovski, et bon gré mal gré c’est sur ce socle que la haute bureaucratie et le monde des capitalistes à la russe avaient prospéré, sinon en symbiose, du moins en étroite collaboration.

Cet accord a assuré une certaine prospérité aux deux parties, et une stabilité au régime dans son ensemble, mais c’était en temps de paix. La guerre, à laquelle le Kremlin a été contraint par les pressions des puissances impérialistes, a rebattu les cartes. Les oligarques, au moins certains d’entre eux, n’y trouvent plus leur compte : ils ne peuvent plus mener le train de vie de grands capitalistes entre New York, Londres, la Côte d’Azur, Courchevel, etc., certains de leurs avoirs ont été gelés, les affaires de leurs groupes en Russie ont souvent perdu de leur éclat, le nombre des milliardaires russes et leur surface financière moyenne ont, une première, reculé au hit-parade mondial de la fortune.

Certes, pour l’instant, ce mécontentement ne trouve pas sur qui, sur quelles forces s’appuyer. Mais, vu les imbrications entre les intérêts des bureaucrates et ceux de la nouvelle bourgeoisie russe, il se pourrait que ce qui n’est encore que de la grogne gagne aussi des secteurs d’une bureaucratie dont Poutine est le chef depuis bientôt un quart de siècle. Et ces secteurs pourraient faire cause commune avec les oligarques ; avec comme programme d’instaurer un régime capitaliste que Navalny, héros de la petite et moyenne bourgeoisie russe, dit « propre et honnête, et sans fonctionnaires voleurs » ?

On n’en est pas encore là et la loi assure pratiquement à Poutine de rester président à vie. Encore faut-il que l’assise sociale de son pouvoir ne se fissure pas plus, alors que les tensions que la guerre génère poussent en ce sens. Une crise du régime couve, que la guerre fait mûrir, alors que, pour Poutine et les siens, il est crucial que les nantis et les privilégiés de ce pays puissent opposer un front commun aux classes populaires. Surtout si la guerre, en aggravant leur sort, les amène à combattre leurs oppresseurs.

11 septembre 2023


 

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