Le néo-malthusianisme : théorie réactionnaire à l'usage du capitalisme sénile01/03/19731973Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Le néo-malthusianisme : théorie réactionnaire à l'usage du capitalisme sénile

La publication de la fameuse «lettre Mansholt» où celui-ci exposait ses vues concernant la croissance économique, semble avoir ouvert les vannes à un véritable déferlement des idées malthusiennes.

Prenant appui sur les inquiétudes largement ressenties devant la multitude des nuisances engendrées par la production capitaliste anarchique, s'emparant des mises en garde formulées par un grand nombre de naturalistes devant la destruction sauvage d'équilibres naturels, les courants malthusiens ont brusquement débordé les cénacles universitaires. D'un seul coup, des organisations comme le «Club de Rome», regroupement jusque-là confidentiel d'intellectuels et de capitalistes partisans de la limitation de la croissance économique, ont accédé à la notoriété publique.

Le rapport, à la fois alarmiste et à prétention hautement scientifique, élaboré par, des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology, sous le titre évocateur de «Halte à la croissance», a connu une diffusion de best-seller. Le nom de l'association américaine pour la «Croissance Economique Zéro» a traversé l'Atlantique pour donner une étiquette et, en même temps, le résumé d'un programme à tout un courant d'idées.

Ainsi, la croissance économique, portée au pinacle depuis la guerre comme la justification suprême, la raison d'être, de l'économie capitaliste, est brusquement précipitée aux enfers. Les nouveaux prophètes du malthusianisme annoncent que, sans l'arrêt de la croissance tant économique que démographique, la société va vers une catastrophe inéluctable. L'humanité du XXIe siècle, trop nombreuse sur une terre trop petite, engluée dans ses propres déchets qu'elle sera incapable d'éliminer, épuisant ses réserves de terres arables et de ressources énergétiques et minérales, tombera dans un rapide et inévitable déclin jusqu'à, peut-être, la disparition totale.

L'horizon de l'an 2000 semble remplir le monde bourgeois de la même panique que l'horizon de l'an 1000 feu le monde féodal. Malthusianisme économique et démographique sinon pénitence et auto-flagellation, la société humaine n'aurait d'autres moyens de conjurer la fin du monde qu'en faisant le sacrifice du progrès.

Les méfaits de la croissance capitaliste

Cette brusque flambée de pessimisme malthusien contraste avec l'optimisme agressif affiché par les idéologues de la bourgeoisie pendant les quelque vingt ans qui ont suivi la guerre. Prétendant avoir éliminé les crises, ils annonçaient triomphalement qu'une ère de croissance harmonieuse illimitée s'ouvrait et que cette croissance, en augmentant dans des proportions considérables la quantité des biens matériels, permettrait progressivement l'acheminement vers une société prospère pour tous.

Laissons de côté le caractère quantitativement limité de cette croissance, même pendant cette période de relative prospérité pour les affaires capitalistes, ainsi que son absence totale d'harmonie marquée par des périodes de récessions plus ou moins longues. Mais, telle quelle, la croissance capitaliste non seulement n'a résolu et n'a pu résoudre aucun des grands problèmes qui pèsent sur la société humaine à l'échelle du monde, mais a considérablement aggravé ceux qui existaient déjà, et en a ajouté d'autres.

La croissance ou la reproduction capitaliste élargie, ne se traduisent pas seulement par un accroissement de la production des biens matériels sous forme de marchandises, elles se traduisent également par la reproduction des rapports capitalistes eux-mêmes à une échelle plus grande L'augmentation quantitative de la production n'avait et ne pouvait avoir d'effet sur la nature sociale de la répartition, si ce n'est dans le sens de l'aggravation.

La croissance économique n'est pas socialement neutre, ses fruits ne se répartissent pas au même titre entre tous. Au contraire, le surcroît de richesse créé par l'économie capitaliste, s'accumule toujours au même pôle ; au lieu de combler, il aggrave l'écart entre ceux qui contrôlent et monopolisent le capital social et les autres.

En particulier, l'expansion économique de l'après-guerre, au lieu de combler l'écart entre les riches puissances impérialistes et les pays pauvres, l'a élargi encore. Cette aggravation du retard économique est d'autant plus catastrophique pour les larges masses de ces pays qu'elle se conjugue avec un accroissement démographique rapide. Il a suffi de bien peu de choses : la généralisation des vaccinations, voire tout simplement un peu de chlore ou de permanganate dans les réservoirs d'eau potable des grandes cités des pays pauvres, pour que la mortalité due aux maladies contagieuses baisse de façon spectaculaire. Mais à l'accélération brusque de la croissance démographique qui en résultait, ne correspondait pas un plus grand accès aux biens de ce monde. Pour les deux tiers de l'humanité, non seulement il n'est pas question de cette prospérité annoncée par les chantres de la croissance capitaliste, mais la simple survie quotidienne pose des problèmes de plus en plus insurmontables.

La survie de l'homme est menacée d'une toute autre manière, mais socialement pour les mêmes raisons, dans les pays développés également. Ayant comme seul moteur le profit individuel, incontrôlée par la société, la production capitaliste choisit ses méthodes et ses moyens en fonction de ce qui est rentable aux possesseurs du capital qui la mettent en oeuvre. La conséquence en est double : l'incapacité de la production capitaliste à faire face à la demande nécessaire mais non solvable, mais aussi, de façon symétrique, le gaspillage de la force de travail et des ressources naturelles pour satisfaire toutes les demandes solvables, même lorsqu'elles sont inutiles, voire quand elles sont franchement nuisibles.

Le gaspillage des ressources naturelles et la dégradation du milieu naturel par souci de rentabilité individuelle, immédiate et au détriment de l'homme, sont aussi vieux que l'économie capitaliste. Les pays qui, comme l'Angleterre par exemple, furent les berceaux du capitalisme, en portent les traces indélébiles. Aujourd'hui, la dégradation a changé d'échelle avec le changement d'échelle de la production: Les habitants des agglomérations urbaines sont menacés d'asphyxie par les émissions de gaz toxiques, l'eau des rivières et des lacs, chargée de produits chimiques voit périr sa faune et sa flore, les océans eux-mêmes sont progressivement menacés par les déjections provenant des rivières et des navires, l'emploi de certaines méthodes d'agriculture accélère l'érosion des sols et menace de détruire des équilibres écologiques essentiels.

Voilà les menaces que l'économie capitaliste, même lorsqu'elle est en croissance, fait planer sur la société humaine. Voilà le réquisitoire des faits à l'encontre de ceux pour qui le taux de croissance constitue l'ultime argument pour défendre le système social capitaliste.

Le seul mérite de la flambée malthusienne actuelle est d'attirer l'attention sur ces faits-là.

Mais c'est tout. Car l'explication que ces courants donnent de ces faits, est une explication inepte et réactionnaire, et surtout, les remèdes qu'ils proposent font peser sur l'avenir de l'homme un danger aussi grave que les maux qu'ils sont sensés combattre.

Frapper les plus mal lotis ...

Auguste Bebel, un des fondateurs de la social-démocratie allemande écrivit il y a quelque 100 ans que la peur de la surpopulation et la prolifération des idées malthusiennes qu'elle engendre se manifestent «toujours dans les périodes de décadence de l'ordre social». Il ajoutait «Le mécontentement général qui prend alors naissance est attribué alors en premier lieu à l'abondance d'hommes et au manque de vivres, et non pas à la manière dont on les obtient et les divise».

La première grande vague de malthusianisme de l'après-guerre a fait suite à la publication, au début des années cinquante, des résultats du premier recensement à l'échelle du globe, ainsi que des prévisions qui en ont été tirées par un certain nombre de sociologues et d'économistes. La démographie galopante des pays sous-développés est devenue subitement un sujet à la mode. Elle l'est devenue en même temps qu'un autre : la faim dans le monde. Il ne manqua pas de théoriciens pour établir immédiatement un lien simple entre les deux : si les peuples des pays sous-développés sont mal nourris, si des centaines de milliers de personnes meurent tous les ans dans le monde de faim ou des conséquences directes ou indirectes de la malnutrition, c'est parce qu'il y a trop d'hommes pour trop peu de ressources. Comme les ressources ne peuvent pas augmenter au même rythme que la population, c'est le rythme d'accroissement de cette dernière qui doit être limité. Entourés par la marée montante de la misère dans les pays pauvres, les idéologues de la bourgeoisie des pays bien nourris pointaient leur doigt accusateur vers les victimes de la misère pour les accuser d'en être la cause. Pendant que d'immenses richesses - accumulées pour une large part justement par l'exploitation des pays pauvres - étaient gaspillées en Occident capitaliste, et que d'autres, plus immenses encore, n'ont pas été créées alors qu'elles auraient pu l'être, les puissances riches faisaient généreusement cadeau, aux pays ravagés par la faim, de la pilule et du stérilet.

Il y eut même des théoriciens malthusiens pour aller plus loin encore dans l'ignominie : l'un des plus connus d'entre eux, l'américain Vogt, proposa froidement «la limitation des naissances par tous les moyens, y compris par la suppression des secours et des soins médicaux aux nations prolifiques.»

Ce malthusianisme-là, expression de la crainte des bourgeoisies des pays de l'Occident capitaliste devant cette accumulation explosive de misère lourde de menaces de révolte, était démographique et réservé, en quelque sorte, à l'usage des pays pauvres. Il pouvait fort bien se marier avec la conviction que les possibilités de développement de l'économie capitaliste sont illimitées et que, en ce qui concerne les pays développés, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes capitalistes possibles.

Le malthusianisme en vogue aujourd'hui ne se limite plus à la démographie et, en matière de démographie, il ne se limite pas aux pays arriérés.

«Le problème-clé est celui de l'évolution démographique dans le monde. C'est surtout dans les pays en voie de développement que la natalité prend des proportions angoissantes, mais l'Occident industriel ne pourra non plus échapper à la nécessité de contrôler la natalité» - affirme la lettre Mansholt. Il faut même plus que stabiliser la croissance démographique affirme de son côté le «plan pour la survie» proposé par un groupe d'écologistes anglais : l'Angleterre par exemple «devrait se donner comme objectif pour les 150 ou 200 ans à venir, un chiffre ne dépassant pas 30 millions (d'habitants) - et sans doute faudra-t-il se tenir encore en dessous, pour tenir compte de la fluctuation des ressources».

L'argumentation célèbre de Malthus, rejetant la responsabilité de la misère du grand nombre, sur la contradiction entre la croissance arithmétique de la production et la croissance géométrique de la population, est dépassée par les successeurs actuels de l'économiste réactionnaire du siècle passé. Aujourd'hui, selon eux, la croissance de la production ne devrait même pas être arithmétique, elle devrait tout bonnement s'arrêter, faute de quoi les ressources naturelles seraient épuisées en quelques années et définitivement.

«Il est évident que la société de demain ne pourra pas être axée sur la croissance, du moins pas dans le domaine matériel» affirme Mansholt. La conséquence naturelle c'est que, non seulement, il faut réduire la population, mais encore il faut «une forte réduction de la consommation de biens matériels par habitant»... Il faut «la prolongation notable de la durée de vie de tous les biens d'équipement».

Forrester, un des initiateurs du rapport du Massachusetts Institute of Technology qui sert peu ou prou de référence «scientifique» à tous les croisés de la croisade anti-croissance, chiffre les limitations souhaitées de la manière suivante: réduction de l'exploitation des ressources non renouvelables de 75%, du montant des investissements en capital de 40%, du taux de naissance de 30%, de la production de nourriture de 20 %.

Il n'est pas étonnant que les vulgarisateurs des travaux de Forrester en tirent comme conclusion que, probablement, les pays occidentaux connaissent à l'époque actuelle leur âge d'or.

«Jamais leur niveau de vie n'a été aussi haut dans le passé, et il est permis de penser qu'il ne sera jamais plus aussi haut dans le futur», voilà la perspective pour l'Occident développé. Les pays arriérés ? «Par un très simple calcul arithmétique et que la simulation par ordinateur confirme largement, il semble impossible d'envisager d'une façon réaliste que le niveau de vie des pays sous-développés rejoigne jamais celui des pays riches»... ou encore «Dans ces conditions, une éventuelle égalisation des niveaux de vie tendra à s'effectuer davantage à travers un déclin dans les pays riches que par le biais d'un rehaussement dans les pays pauvres».

Reste à savoir ce que proposent les prophètes et artisans de la régression, pour faire entrer dans les faits les limitations qui leur semblent indispensables.

Malthus affirmait naguère, sans trop se soucier de précautions oratoires, que ceux qui ne sont pas conviés au «grand banquet de la nature» n'ont qu'à disparaître. Ne serait-ce que pour ne pas gêner la digestion de ceux devant qui les plats sont abondants. L'égoïsme de classe du nanti face à la misère s'étalait en toute franche cruauté.

Ses successeurs sont moins loquaces sur la question, et aussi moins francs. La régression envisagée ne peut cependant pas être «neutre» socialement dans une société de classes. Et encore moins égalisatrice.

Frapper le pauvre pour préserver le riche, ne concerne pas seulement l'ensemble constitué par les pays développés d'une part, arriérés de l'autre. Les mesures avancées, pour l'instant timidement, sont également sélectives dans le cadre d'une même société, y compris en l'occurrence celle des pays développés.

«Il nous incombe d'indiquer les éléments économiques qui peuvent contribuer à pro-

mouvoir la limitation des naissances» réclame Mansholt «A cet égard, on peut penser à la politique fiscale et à la suppression des aides sociales aux familles nombreuses». Autrement dit, en clair, frapper celles des familles nombreuses qui ont besoin d'aide sociale.

Le «plan pour la survie» déjà cité du groupe anglais «the Ecologist» va dans le même sens, et parfois de façon quelque peu plus explicite et plus systématique encore. La régulation démographique, comme la régulation de la consommation, doivent se faire par un système de sélection par l'argent. C'est ainsi que, pour ne citer que cet exemple, étant donné que la production d'un bien durable, du fait même qu'il ne faut pas le reproduire immédiatement, pèse moins sur les ressources naturelles que les biens immédiatement consommables, il faut encourager fiscalement les premiers et décourager les seconds. Autrement dit, la fiscalité doit peser essentiellement sur les biens de consommation - biens consommés pour l'essentiel par les travailleurs - et parmi ceux-ci, sur ceux qui durent le moins.

Tailler brutalement dans la consommation du nécessaire des pauvres, laisser en même temps aux possesseurs d'argent toutes les possibilités d'accommodement avec la restriction, voilà le principe de base du malthusianisme bourgeois.

Derrière ces propositions, basées sur le désir apparemment humanitaire de prévenir les effets néfastes d'une croissance trop rapide dans un monde aux ressources limitées, se profile le seul moyen de les imposer aux classes exploitées : la trique. Le «plan pour la survie» annonce, avec toute l'innocence d'intellectuels uniquement préoccupés du bonheur de tous, que «s'il est prouvé que les sociétés humaines peuvent vivre heureuses à l'état stationnaire pendant de longues périodes, il n'est pas moins certain que pendant toute la durée de la transition, nous aurons à faire appel, nous-mêmes et nos enfants, à toutes nos ressources morales de courage et de discipline. Pour assurer cette discipline, il faudra une législation, une police, des tribunaux ; mais c'est notre conviction que ces contraintes extérieures n'auront jamais la portée et l'efficacité de celles que nous nous imposerons de nous-mêmes ...»

... au nom d'une idéologie réactionnaire

Le propre des courants malthusiens bourgeois est d'ériger les maux qui découlent de la production et de la répartition capitalistes en produits de lois universelles. Tout en se payant de la sorte le luxe de dénoncer les maux - au point parfois de trouver des soutiens plus à gauche qu'on n'oserait le penser - ils innocentent les coupables.

L'affirmation selon laquelle il y a trop d'hommes ou, si ce n'est pas le cas aujourd'hui, cela le sera nécessairement demain car, sans une limitation draconienne de la croissance démographique, les vivres finissent nécessairement par manquer, est la première des inepties professées par tout malthusien qui se respecte. La persistance avec laquelle cette affirmation revient au long des siècles en constitue le meilleur démenti.

Humour tout-à-fait involontaire : le chapitre du rapport du Massachusetts Institute consacré précisément aux graves conséquences du caractère géométrique de la croissance démographique, porte un exergue. L'auteur de cet exergue déplore gravement la tendance de chaque famille à avoir beaucoup de fils, car de cette façon, «il y a donc davantage de monde et. moins de richesses.» Le texte est signé d'un nommé Han Fei Tsou, qui avait écrit cette mise en garde... sous la dynastie Tchou, 500 ans avant notre ère. Pourtant, s'il en est qui n'ont pas spécialement intérêt à exhiber leur identité de vue avec un auteur vieux de deux millénaires et demi, ce sont précisément les prophètes de la catastrophe démographique pour dans 20 ans...

L'extraordinaire impulsion donnée à l'économie par le mode de production capitaliste a, pour la première fois, donné à l'humanité le moyen d'échapper aux restrictions démographiques imposées par la nature. Le rapide développement démographique, depuis quelque deux siècles, reflète quoique de façon déformée, justement ce fait-là. Mais, paradoxalement, tout en donnant à l'humanité les moyens techniques et économiques d'échapper à la surpopulation, le mode de production capitaliste engendre inéluctablement la surpopulation. Non qu'il y ait trop d'hommes. Mais parce qu'il y a - et il y a nécessairement en économie capitaliste - trop d'hommes insolvables par rapport à la capacité de production existante, capacité de production qui, justement, s'adapte, en régime capitaliste, non point aux hommes existants et à leurs besoins, mais à leur capacité d'achat. La surpopulation, sous le capitalisme, fait ainsi pendant à la surproduction capitaliste. Et on en arrive à ce résultat, scandaleux à l'égard de la raison, mais parfaitement dans la logique du système, que les mêmes malthusiens qui réclament le freinage brutal de la croissance de la population, réclament le freinage tout aussi brutal de la production.

Certes, nous diront les malthusiens, la deuxième restriction procède d'autres nécessités, auxquelles aucune économie ne saurait échapper, à savoir la quantité limitée des ressources naturelles, terres arables, mais aussi ressources minérales. Soit dit en passant, les mêmes auteurs qui brandissent triomphalement ces raisons d'économie pour le futur, sont d'un mutisme total en ce qui concerne le gaspillage de ces matières premières, notamment par la production d'armement. Mais si, pour une économie rationnellement organisée, il y a là en effet de sérieuses économies à faire dans le futur, là est même pas le problème.

Invoquer les réserves minérales connues, faire des extrapolations alarmistes, serait-ce à l'aide d'ordinateurs, pour démontrer qu'au rythme de la consommation actuelle, il ne reste guère que tant ou tant d'années avant l'épuisement des stocks, procède d'un esprit profondément pessimiste, profondément réactionnaire, à l'égard de la capacité de l'homme. Pas seulement parce que les stocks sont encore loin d'être connus et, comme le souligne François Callot auteur d'un livre sur les «Richesses minières mondiales», l'expérience du demi-siècle passé prouve que la courbe des découvertes de réserves nouvelles progresse à un rythme souvent plus rapide que la courbe de la consommation. Pas seulement parce que, en tout état de cause, ce n'est pas la quantité des ressources minières ou énergétiques qui est prise en considération dans le régime capitaliste, mais aussi la rentabilité de leur exploitation, rentabilité qu'une économie planifiée et dirigée de façon consciente peut juger en fonction de tout autre critère que l'économie de profit. Mais aussi et surtout, parce que cette façon d'envisager le futur comme une projection linéaire du présent, quand bien même on se targue, comme le fait le rapport du Massachusetts Institute, d'avoir «combiné les facteurs essentiels dans un modèle dynamique», et l'avoir traité à l'aide d'un ordinateur, est complètement inepte.

Avec la même logique simpliste, l'homme de Cro-magnon disposant d'un ordinateur, capable d'intégrer dans le même «modèle dynamique» la quantité de glands et de racines comestibles poussant sur le territoire de sa tribu, le nombre de bisons ayant l'habitude d'y séjourner, ainsi qu'éventuellement la quantité de haches en silex susceptibles dl y être fabriquées, en aurait sans doute conclu que les limites des ressources naturelles ne présageaient rien de bon pour la multiplication de la race humaine. Il aurait eu encore quelques excuses : la croissance des forces productives n'avait à l'époque rien de commun avec le tumultueux développement qu'elle connaît depuis quelques siècles.

La notion de «limites naturelles» des ressources n'a aucune signification. Pour ne citer que cet exemple-là, des réserves de charbon, en quantité tout aussi «naturellement limitée», sont laissées à l'abandon par la découverte de nouvelles sources d'énergie insoupçonnées il y a un siècle, comme l'uranium par exemple.

Il faut tout le pessimisme d'une classe décadente, dépassée par l'histoire, pour tracer des limites infranchissables devant le génie humain. Le développement de la société humaine est effectivement freiné, et freiné considérablement. Non point par on ne sait quelles données objectives, mais par la domination de la bourgeoisie. C'est bien pourquoi seuls les révolutionnaires sont résolument optimistes quant à l'avenir de la société humaine ; mais c'est bien pourquoi ils ont aussi la conviction que la révolution sociale est d'une nécessité absolue.

Une aggravation du malthusianisme économique ?

L'utilisation des formules mathématiques et le traitement par ordinateurs ne fait pas des idées du Massachusetts Institute ou du «Club de Rome» autre chose que des vieilleries aussi dépassées, aussi réactionnaires, que la classe au nom de laquelle elles sont formulées.

Mais il ne serait pas juste de croire qu'il ne peut s'agir-là que de douces lubies d'intellectuels dépassés par une évolution qu'ils ne comprennent pas, et qui les remplit d'une peur panique.

Le renouveau du malthusianisme coïncide avec le spectre de la crise économique. Y-a-t-il entre les deux des liens directs de cause à effet ? Là n'est pas la question. Ce qui est infiniment plus important, c'est que la bourgeoisie décadente peut faire siennes les propositions malthusiennes. Plus même, elle ne peut pas, sous une forme ou sous une autre, suivant le degré de gravité de la crise économique qui la menace, ne pas les faire siennes. Et elle le faisait déjà bien avant que ses intellectuels ressortent les vieilleries malthusiennes, les habillent dans un vocabulaire plus neuf et plus «humanitaire», pour le justifier.

Elle le faisait parce que le capitalisme décadent, le capitalisme des monopoles, a profondément besoin des pratiques malthusiennes.

La contradiction fondamentale de l'économie capitaliste, est celle entre la tendance des forces productives au développement illimité, et la capacité d'absorption limitée du marché, du fait du pouvoir d'achat limité de la fraction la plus importante de la population, notamment de la classe ouvrière. En régime de capitalisme de libre concurrence, l'adaptation de la capacité de production à la capacité de consommation se fait après coup, sur le marché, au travers des crises périodiques. Sous l'impérialisme, pour l'essentiel, également. Mais l'existence des monopoles et le rôle de l'État rendent possible, non point de se libérer du marché, mais de s'y adapter dans une certaine mesure par avance. Et s'y adapter par avance, précisément par une politique malthusienne, en limitant volontairement la production bien en-deçà des capacités productives. Autrement dit, en cherchant à conjurer la crise... en anticipant par avance ses conséquences sur le niveau de production.

Les trusts, ayant, seuls ou par regroupement en cartels, une position de monopole sur le marché, pratiquent cette attitude depuis toujours, et particulièrement en période de difficultés économiques. Comme ils pratiquent déjà, mais en fonction de leurs seuls intérêts, un contrôle rigoureux des sources d'approvisionnement. Il y a déjà un demi-siècle, bien avant que les partisans de la «Croissance Zéro» formulent les conclusions de leur «découverte», un économiste célèbre à son heure allait jusqu'au bout de leurs idées en affirmant : «La destruction peut être génératrice de richesses, comme le prouve la loi de Davenant, dont nous avons vérifié non pas une fois, mais cent fois, l'exactitude... La destruction peut devenir une mesure de salut public... et une mesure de sagesse !».

Cette sagesse-là, les capitalistes n'avaient pas besoin d'ordinateur pour la découvrir. Comme n'en avait pas besoin Roosevelt, tentant de sortir de la Grande Crise en finançant, non seulement la non-production, mais la destruction de richesses, destruction financée par des impôts accrus, mais surtout en faisant marcher la planche à billets. Comme n'en avait pas besoin Hitler en menant une politique économique malthusienne d'un autre genre.

Depuis la guerre, malgré la relative prospérité, l'appareil de production américain ne fonctionne qu'à 80 % environ de sa capacité, politique malthusienne évidente dont sont victimes, outre l'ensemble de l'humanité pour les richesses perdues de la sorte, les millions de travailleurs qui, bon an mal an, sont en chômage.

Et, en fin de compte, l'adaptation par avance aux capacités limitées du marché, en produisant pour des débouchés «hors marché», si l'on peut dire, qu'est la production d'armement, est également une forme de malthusianisme économique.

Cette forme de malthusianisme-là a été pratiquée au prix de l'inflation généralisée que l'on sait. La facture est en train d'arriver avec la crise monétaire. Aussi, les capitalistes sont peut-être en train de chercher à changer leur fusil d'épaule, en tournant vers un malthusianisme plus franc. Les conséquences de la crise monétaire sur le commerce mondial, le tournant vers un protectionnisme accru et généralisé, les y conduiront probablement.

Il n'est donc pas impossible, loin de là, que les recommandations des illuminés du «Club de Rome» soient suivies d'effets - ou plus exactement, que les trusts et les États à leur service s'emparent des arguments énoncés avec des dehors humanitaires par ces gens-là, pour enrichir leur arsenal malthusien de quelques nouveaux aspects.

La lutte contre la pollution elle-même peut être, dans ces conditions, la source de nouvelles subventions étatiques pour les trusts, au détriment de la consommation des classes travailleuses.

Alors, en accordant le bénéfice du doute sur leur sincérité à certains écologistes, sérieusement préoccupés par les dommages causés à la nature par l'anarchie de la production capitaliste, qui se sont fait les chantres de la «Croissance Zéro», on peut considérer qu'ils ont tiré, à leur façon, la sonnette d'alarme.

L'humanité a cependant une autre alternative que de choisir entre se noyer sous les déchets du capital ou refuser le progrès. Mais la solution n'est pas technique. Elle est sociale. Elle passe par le remplacement du mode de production bourgeois par la production socialiste, planifiée sous le contrôle et dans l'intérêt de tous.

Il y aura alors, non pas deux, mais de multiples choix pour la collectivité, quant au rythme de croissance, quant à l'orientation générale de l'économie. Mais aucun ne sera dramatique pour l'avenir de la race humaine.

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