Où en est l'unification de Lutte Ouvrière et la Ligue Communiste ?01/12/19721972Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Où en est l'unification de Lutte Ouvrière et la Ligue Communiste ?

Depuis plus de deux ans et demi, Lutte Ouvrière et la Ligue Communiste (Section française du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale) ont des contacts unitaires, suivis et réguliers. Ces contacts ne marquent pas seulement un effort des deux organisations pour tenter d'harmoniser leur action et leur politique. Ils ont aussi permis d'envisager leur unification. Cela s'était traduit au tout début de l'année 1971 par la signature d'un protocole d'accord qui faisait le point des pourparlers entrepris, définissait les étapes qui pouvaient mener à la fusion et délimitait dans ses grandes lignes le cadre de la future organisation unifiée.

Un coup d'oeil sur les deux années écoulées permet certes de voir que la politique unitaire s'est traduite par un certain nombre d'actions communes des deux organisations tant au niveau national que local ou de certaines entreprises : prises de positions politiques, manifestations, publications diverses. Cependant, il est bien évident aussi que nous n'avons guère avancé sur le chemin de la fusion. Aussi est-il nécessaire maintenant de faire le point et de voir sur quelles difficultés nous avons achoppé.

 

La politique unitaire de Lutte Ouvrière après mai 68

 

L'initiative de cette politique unitaire revient d'une façon indéniable à Lutte Ouvrière. Déjà, à son initiative, fin 1968 et début 1969, une ébauche de discussion avait été esquissée entre les deux organisations. Elle avait été marquée notamment par une série de réunions publiques à Paris au cours desquelles avaient été débattus les problèmes, brûlants alors à notre avis, de l'unité des révolutionnaires. Cette discussion avait été interrompue lorsque la Ligue, entrant dans une phase qu'elle devait elle-même qualifier de «triomphaliste» par la suite, décida de présenter Alain Krivine aux élections présidentielles. Elle le fit seule, sans consulter aucun autre groupe, avec l'intention bien arrêtée de mettre toutes les autres tendances révolutionnaires devant le choix soit de soutenir le candidat de la Ligue et d'apparaître ainsi à sa remorque soit de s'effacer de la scène politique durant cet épisode relativement important de la vie politique française, et avec l'espoir finalement de s'imposer comme la seule organisation d'extrême gauche qui mérite considération. L'unité des révolutionnaires en général, comme de nos deux groupes en particulier, qui avait semblé la préoccuper quelque temps, était bien devenue alors le cadet de ses soucis.

Plus tard ce fut encore une initiative de Lutte Ouvrière - une lettre ouverte à la Ligue Communiste - qui relança la discussion entre les deux organisations en mars 1970.

Après juin 1968 Lutte Ouvrière a mené une politique unitaire au sein de l'extrême gauche française. Pendant des mois elle mena campagne en faveur d'un regroupement en un parti révolutionnaire de tous les courants, tendances et groupes qui se disaient révolutionnaires. Pourtant l'unité que nous ébauchions avec la Ligue Communiste en 1970 ne répondait pas à la même nécessité et ne visait pas au même but que celle que nous proposions à l'ensemble du mouvement révolutionnaire en 1968. Et il est indispensable de bien distinguer ce qui sépare nos deux démarches pour dresser correctement le bilan de la seconde.

Après Mai 68 il existait un mouvement «gauchiste», nom qui lui avait d'ailleurs été donné par ses adversaires, les staliniens d'abord et, à la suite de ceux-ci, la presse bourgeoise.

Il faut entendre par là un ensemble disparate et sans liens formels, formé d'une multitude de tendances, groupes et sous-groupes dont le classement schématique en trois courants, trotskyste, maoïste et anarchiste est bien loin de rendre toutes les nuances, d'ailleurs changeantes, toute la complexité et toute l'hétéroqénéite. Sans contacts entre eux pour beaucoup, séparés même par des abîmes du point de vue idéologique et politique, ces groupes avaient été jetés ensemble du même côté de la barrière par les événements et peut-être encore davantage par leurs principaux adversaires, l'État gaulliste et le PCF.

Que ce soit à leur corps défendant pour certains, et en tous cas sans volonté politique bien arrêtée pour les autres, n'y faisait rien. Comme n'y faisait rien non plus que, de ce mouvement «gauchiste», aucune de ses composantes n'en ait voulu au départ et que certaines mènent grand tapage pour s'en démarquer. Il était une réalité non seulement pour ses ennemis mais aussi pour des milliers de sympathisants qui se réclamaient de lui à travers le pays.

Pour une bonne part ces sympathisants étaient des petits-bourgeois, lycéens, étudiants ou universitaires. Mais il y avait aussi parmi eux des milliers de travailleurs, déçus par les résultats de la grève générale, écoeurés par les trahisons des bureaucraties réformistes et staliniennes, et reportant leurs espoirs sur ce mouvement «gauchiste» qui avait surgi brusquement sur la gauche du PCF.

Ces sympathisants ne voyaient pas ou comprenaient mal les clivages et les divergences entre les différents groupes. Mais beaucoup d'entre eux étaient prêts à s'organiser. A deux conditions cependant : que le mouvement «gauchiste» fasse la preuve qu'il représentait une force réelle, au moins semblable à celle qu'il avait montrée durant les événements de Mai-Juin, et qu'il offre un cadre. Ces deux conditions, seul un regroupement permettait de les remplir. C'est pour cela que Lutte Ouvrière menait campagne.

Cela ne signifiait pas que nous abandonnions notre programme, nos pratiques militantes, nos méthodes organisationnelles, ni que nous changions de but, la formation d'un parti de type bolchevique dans ce pays et, parallèlement, la reconstruction de la Quatrième Internationale. Simplement, devant les nécessités du moment, nous étions disposés à nous mêler aux autres tendances dans une organisation commune qui aurait permis d'accueillir des milliers de jeunes, étudiants et travailleurs, et de leur faire faire un pas décisif vers le socialisme révolutionnaire militant.

Ce parti n'aurait certes pas été le parti de type bolchevique que nous voulons construire. Mais il aurait pu être une étape dans sa construction. Car le regroupement de milliers, ou même peut-être de quelques dizaines de milliers de gens qui se sentaient et se disaient révolutionnaires socialistes aurait constitué un formidable pas en avant du mouvement révolutionnaire en France, surtout quand on considère qu'ils étaient jusque là hors de toute organisation et en fait hors de toute vie militante active... et qu'ils le sont restés d'ailleurs.

«Tout pas fait en avant, tout mouvement réel importe plus qu'une douzaine de programmes» écrivait Marx en 1875 à propos d'une unification du mouvement socialiste allemand dont il était bien loin d'ailleurs d'approuver le programme qu'il venait de se donner. Il y avait en France en 1968, une de ces occasions pour les révolutionnaires, pas si nombreuses dans l'histoire, de faire un pas en avant. Ils lui tournèrent le dos et préférèrent prendre prétexte de leur douzaine de programmes différents.

De la part de groupes gauchistes, au sens léniniste et non stalinien du terme, qui n'ont rien appris ni du marxisme ni de l'histoire du mouvement ouvrier, cela ne peut guère étonner. Le paradoxe c'est que les différents groupes trotskystes eurent alors la même attitude.

Depuis trente ans pourtant, sous prétexte justement de ne pas rester en dehors du mouvement réel, d'être là où étaient les masses, ou du moins où elles étaient supposées être, les différentes Quatrième Internationale n'ont eu qu'un souci, tenter d'accrocher leur wagon à tous les trains, réformistes, staliniens ou nationalistes qui passent à l'horizon. Et pourtant, les mouvements rassemblés derrière Tito, Castro, le FLN algérien ou le MNA, pour ne citer que quelques exemples, l'étaient sur des bases politiques et sociales non seulement ambiguës et équivoques, comme l'étaient effectivement celles du mouvement «gauchiste» en France après 68, mais franchement hostiles au socialisme, à l'internationalisme, et à la classe ouvrière. Cela n'a pas empêché les différentes Quatrième Internationale de les soutenir et de tenter de s'y mêler (sans succès il est vrai, vue leur faiblesse) dans l'espoir de les amener sur la route du socialisme révolutionnaire. Plus près de nous, en France, lorsque le PSU fut fondé sur une base purement réformiste, ne cachant pas que son seul but était de prendre une place vacante entre la SFIO et le PCF, les deux tendances issues du PCI, celle de Lambert comme celle de Frank, se ruèrent dans le nouveau parti.

Bref, nos trotskystes ont mille et mille fois mis leur propre programme sous le boisseau, sous prétexte de tenir compte du mouvement réel. Mais la seule fois où effectivement il dépendait d'eux qu'un mouvement réel se constitue sur une base révolutionnaire, ils ne surent que prendre prétexte de leur programme, que personne ne leur demandait d'ailleurs de renier ou de cacher, pour se détourner de la tâche. Les opportunistes de trente ans étaient devenus des gauchistes.

 

L'unité avec la Ligue Communiste

 

Deux ans plus tard, au cours de l'année 1970, quand recommencèrent sérieusement nos pourparlers d'unité avec la Ligue Communiste, la situation avait bien changé. Le mouvement «gauchiste», faute de s'unir et d'agir d'une façon responsable, n'avait jamais dépassé l'état virtuel. Sans doute aurait-il fallu peu de chose pour en faire à nouveau une réalité bien vivante, on le vit l'espace d'un instant au moment de l'affaire Overney. Mais en fait il s'était perdu dans des actions gauchistes et irresponsables et dans ses querelles de chapelle. Et avec lui s'était estompé l'espoir que des milliers de jeunes, étudiants et travailleurs, avaient mis en lui.

Quelques mois auparavant, en 1968, au début 1969 même, l'unité de Lutte Ouvrière et de la Ligue Communiste aurait pu servir de catalyseur, attirer ces sympathisants «gauchistes» qui attendaient l'unité, forcer les autres groupes à s'unir à leur tour. On le vit bien par la nombreuse assistance qui se pressa aux meetings unitaires des deux organisations à Paris.

Il nous appartenait de jeter les bases du regroupement des révolutionnaires, d'attirer tous ceux qui attendaient aux portes d'une maison qui était encore à bâtir. La Ligue Communiste ayant choisi une autre voie, cette construction ne fut finalement jamais entreprise. En 1970, il n'en était déjà plus question. On pouvait espérer tout au plus qu'un certain nombre de sympathisants trotskystes, qui s'étaient jusque-là tenus à l'écart de l'une ou de l'autre des deux organisations, rejoindraient une organisation unifiée qui serait apparue plus puissante, donc inspirant davantage confiance. Toute fusion est sensée provoquer plus ou moins un phénomène de ce genre. Mais il était tout à fait évident que ce ne serait plus dans une proportion telle que cela constituerait un bond qualitatif.

L'unité éventuelle de Lutte Ouvrière et de la Ligue Communiste ne concernait plus que les deux organisations et, un peu plus généralement, le mouvement trotskyste.

Lutte Ouvrière se donne explicitement pour but la construction d'un parti ouvrier révolutionnaire en France, et plus généralement la reconstruction de la Quatrième Internationale.

Dans ce but nous avons le devoir d'explorer les différentes voies susceptibles d'y mener - et notre expérience nous enseigne qu'elles peuvent être diverses et de ne les abandonner que lorsque nous avons la preuve irrémédiable qu'elles mènent à l'impasse.

Et la première de ces voies qui s'impose à nous c'est bien de trouver aide et soutien pour cette tâche auprès de ceux qui se la sont fixée eux-mêmes pour but, auprès de tous ceux qui se réclament comme nous de l'enseignement de Léon Trotsky, du Programme de Transition et de la Quatrième Internationale.

Nous connaissons fort bien les raisons objectives - essentiellement la faiblesse ou l'inexistence de ses liens avec la classe ouvrière - qui ont amené la Quatrième Internationale à s'éparpiller aux quatre vents en de multiples fractions, tendances et groupes de toutes sortes. Nous savons donc que notre première tâche, qui prime bien entendu toute recherche de l'unité trotskyste, est de travailler à renouer les liens entre le mouvement révolutionnaire et la classe ouvrière.

Nous savons aussi que les divisions du mouvement trotskyste reposent sinon sur de profondes racines, en tous cas sur de longues habitudes. Le courant représenté aujourd'hui par Lutte Ouvrière scissionna de fait en 1939, au début de la Seconde Guerre mondiale et a ainsi une existence indépendante de plus de trente ans. La scission du PCI (la Section française de la Quatrième Internationale reformée à la fin de la Seconde Guerre mondiale) entre les tendances Lambert et Frank date de 1952, c'est-à-dire de vingt ans maintenant. Chaque groupe a depuis une pratique, une politique, des analyses qui lui sont propres. Chacun a recruté, éduqué, formé des militants sur des bases différentes. Et les politiques développées à partir des divergences initiales n'ont fait la plupart du temps que creuser de plus en plus les écarts entre eux. Nous savons donc bien que la même étiquette recouvre maintenant des marchandises qui peuvent être bien différentes.

Nous savons qu'à des degrés divers, mais toujours importants, la plupart des organisations qui se réclament du trotskysme sont, par leur composition sociale, leur pratique militante et organisationnelle, leur politique, beaucoup plus liées à la petite bourgeoisie qu'au prolétariat, et sont bien souvent davantage l'expression de celle-ci que de celui-là. Et cela est vrai de la Ligue Communiste comme de l'OCI.

Nous savons même que certains de leurs choix politiques actuels peuvent par leur développement logique les entraîner un jour dans le camp adverse. l'exemple de l'ex-section ceylanaise de la Quatrième Internationale passée avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie est là pour nous le rappeler. Et l'on peut se demander parfois si le meilleur des garde-fous, celui qui les a empêchés de basculer chez l'ennemi de classe, n'a pas été tout simplement jusqu'ici leur faiblesse. Ne devient pas qui veut un représentant politique de la bourgeoisie. Il faut au moins avoir pour cela le poids suffisant que les groupes trotskystes ont bien rarement eu.

Il n'en reste pas moins que c'est dans ce mouvement trotskyste tel qu'il est, avec ses divergences, ses défauts et ses dangers que se trouvent les groupes et les hommes les plus proches de nous, ceux qui, explicitement, se sont fixé les mêmes tâches, partagent les mêmes buts, sont issus de la même tradition.

A moins d'avoir admis a priori que nous sommes décidément seuls pour affronter et accomplir la tâche que nous nous sommes fixée -ce qui serait absurde même s'il se révélait finalement que c'est la seule voie que nous laisse l'histoire - nous ne pouvons faire autrement que de tenter systématiquement, chaque fois qu'il est possible, de coordonner nos politiques, unifier nos actions, et même éventuellement unir nos organisations.

C'est dans cet esprit que «Voix Ouvrière» (groupe dissout par le gouvernement français en 1968, mais dont Lutte Ouvrière revendique l'héritage politique) avait dans les années 1959-60 travaillé en étroite coopération avec le PCI tendance Lambert (l'ancêtre de l'actuelle OCI). Plus tard elle avait participé, en 1966, à la Conférence Internationale de Londres, organisée par le Comité International «pour la Reconstruction de la Quatrième Internationale». A chaque fois cela se termina par une rupture, rupture venue du fait du PCI ou du CI Mais par les nouvelles tâches qu'elle avait permis d'entreprendre ou l'expérience qu'elle avait permis d'acquérir, à chaque fois la politique unitaire s'était révélée bénéfique.

En 1970 Lutte Ouvrière n'a fait que poursuivre cette politique. Et que ce soit avec la Ligue Communiste Section française du SU en lieu et place du PCI Section française du CI prouve que ce sont les politiques de ces deux autres tendances qui tournent et virevoltent, non pas la nôtre.

 

L'accord de 1971

 

Les discussions entamées en mars 1970 laissèrent apparaître une possibilité non seulement de coordonner l'action des deux organisations mais même celle de les unifier.

Elles n'avaient certes aplani aucune de nos divergences que ce soit sur les plans théorique, politique ou organisationnel. Personne ne s'y attendait d'ailleurs, ces divergences ne pouvant être résolues qu'au feu de l'action ou à l'épreuve des faits.

Mais elles avaient permis de mettre au jour de nouveau une base commune fondamentale, constituée par notre commune appartenance au mouvement trotskyste.

Fondée sur cette base commune, mais avec pleine conscience de ces divergences, l'unification était conçue comme l'addition des deux fractions conservant, dans une première période tout au moins, mais c'est la seule prévisible, l'expression politique, la pratique militante et même les formes d'organisation qui leur sont propres.

C'est ainsi que Lutte Ouvrière envisageait les choses. Et elle était en bon droit de penser que c'est bien ainsi que les voyait également la Ligue Communiste... puisqu'elle a aussi signé le protocole d'accord de 1971 qui explicitait clairement cette conception.

Ainsi étaient définies sur le papier les trois prochaines étapes de la politique commune, la troisième étant l'unification effective des deux organisations dans une organisation commune.

Dans la première phase, au cours de laquelle devaient être menées des campagnes communes sur trois questions, l'augmentation non hiérarchisée des salaires, la dénonciation des conditions de travail et d'insécurité dans les entreprises, le scandale des transports en commun dans la région parisienne, les deux organisations devaient s'appliquer à coordonner autant que faire se pouvait leurs interventions.

La seconde phase devait être constituée par la fusion de leurs deux hebdomadaires Lutte Ouvrière et Rouge en un hebdomadaire commun. Dans celui ci chacune des deux tendances aurait tout loisir d'exprimer ses points de vue particuliers. Cette étape avait pour but selon les propres termes de l'accord de permettre «de vérifier, plusieurs mois avant que l'unification soit effective, les possibilités d'expression des deux tendances dans un journal unique, une telle collaboration préalable pendant un temps suffisant étant seule capable de vérifier concrètement ce que la Ligue Communiste et Lutte Ouvrière entendent par les droits et les limites de l'expression publique des tendances».

Quant à l'organisation unifiée qui devait se constituer dans une troisième phase, il était entendu qu'elle permettrait la pleine expression publique des deux tendances, vérifiée donc dans la pratique auparavant, qu'à tous ses niveaux, à toutes ses instances, dans tous ses organismes de direction une représentation proportionnelle des deux tendances serait assurée ; et enfin que le Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale, auquel adhérerait la future organisation unifiée, s'engagerait formellement à n'intervenir ni dans la composition de la direction ni dans l'orientation adoptée par les congrès ou les organismes de direction.

A la lecture de cet accord aucun doute n'est donc possible. C'était bien là une tentative consciente pour joindre en une organisation unique deux groupes que beaucoup de choses séparaient, qui tenaient fermement à ce qui faisait chacun son originalité, qui le savaient fort bien et n'entendaient nullement le cacher. Mais ils voulaient s'efforcer, autant et aussi loin qu'il pouvait se faire, de coordonner leur action, malgré leurs divergences, et à cause d'elles mêmes pourrait-on dire, puisque c'était dans l'espoir que l'action et l'organisation communes permettraient de les surmonter et de les résoudre un jour.

Une telle organisation formée de groupes juxtaposés mais non fondus est-elle réellement viable ? N'est-elle pas dès le départ condamnée à une stérile el paralysante lutte de fractions ? C'est sans doute un risque. Nous le savions en passant accord avec la Ligue Communiste. Mais ce risque n'était, après tout, que celui de revenir à la situation antérieure, à celle qui est la nôtre en fait depuis des années. Pas un bien grand risque donc. Et même si les chances réelles de dépasser cette situation étaient minimes, le jeu en valait tout de même largement la chandelle.

C'était sans doute là poser le problème de l'unité d'une façon originale. En fait ça l'était surtout par rapport aux habitudes et aux mœurs du mouvement trotskyste tel qu'il est depuis trente ans. Au sein des différentes branches de feu la Quatrième Internationale une divergence sur un point a entraîné bien souvent la rupture complète, malgré les points communs qui subsistaient par ailleurs. D'innombrables scissions sont là pour l'illustrer, dont la dernière en date celle au sein du CI. entre le groupe français l'OCI et le groupe anglais la SLL. A l'inverse par contre on a vu aussi parfois, sous prétexte d'unification, les deux partenaires feindre d'ignorer et gommer purement et simplement les divergences gênantes. Le SU et le SWP donnèrent un bon exemple de cette méthode en se réunifiant en 1963 sans dire un mot de leurs divergences ni passées ni présentes. Ce sont là deux attitudes opposées. Elles ont tout de même en commun d'être également irresponsables.

 

Le bilan

 

Depuis près de deux ans que le protocole d'accord a été signé maintenant, son application n'a pas été au-delà de la première phase.

L'effort pour unifier les interventions des deux organisations n'a certes pas été entièrement négatif, bien qu'il se soit heurté à de nombreuses difficultés.

Ainsi, il est vrai, une recherche systématique pour coordonner le travail de nos deux organisations nous a amené à constater que - mises à part les universités, terrain sur lequel Lutte Ouvrière se refuse à faire un travail spécifiquement étudiant, eut égard aux faibles forces du mouvement révolutionnaire et à la nécessité pour lui de travailler d'abord et avant tout à s'implanter dans la classe ouvrière - les militants des deux organisations ne se trouvaient pas sur les mêmes terrains et dans les mêmes milieux. Par exemple, dans la plupart des entreprises où existe un groupe de militants Lutte Ouvrière, il n'y a pas de militants de la Ligue Communiste. Et dans celles, peu nombreuses, où les deux organisations se trouvent intervenir, il est apparu la plupart du temps que les différences de conception en matière de travail syndical comme en matière d'intervention politique rendaient la coopération bien ardue quand ce n'était pas impossible.

D'autre part, l'encre de la signature de l'accord était à peine sèche que la Ligue Communiste revenait sur ses engagements les plus immédiats. Dès janvier 1971 elle déclarait tout net, après une réflexion plutôt tardive, que l'une au moins des trois campagnes prévues, celle relative aux transports en commun de la région parisienne, ne l'intéressait pas et qu'il n'était plus question qu'elle y investisse des forces.

Pourtant cet effort unitaire a permis une série de prises de positions, d'apparitions et d'interventions communes : manifestations, meetings, brochures, etc... C'est lui qui nous a amené, par exemple, à proposer une intervention unitaire à la Ligue Communiste et l'OCI lors des prochaines élections législatives. A l'heure où nous écrivons, l'accord à ce sujet, malgré des négociations ouvertes il y a plusieurs mois déjà, n'est pas encore formellement conclu. Pourtant amener la Ligue Communiste à proposer un tel accord à l'OCI, puis amener celle-ci à accepter de l'envisager et de le discuter sérieusement avec Lutte Ouvrière et la Ligue Communiste n'est peut-être pas un aussi mince résultat qu'il peut paraître à première vue. Il tranche en tous cas avec les politiques sectaires menées par l'une et par l'autre de ces deux organisations, et surtout l'une à l'égard de l'autre, depuis des années.

Cependant, depuis deux ans, il n'a jamais pu être effectivement question d'aborder la deuxième phase du processus prévu par notre accord, la fusion des deux hebdomadaires. La Ligue Communiste qui avait accepté de se rendre à nos raisons en concluant l'accord, s'est refusée jusqu'ici à passer à sa réalisation effective.

Et il est évident que plus le temps passe et plus cette réalisation s'avérera difficile et problématique.

La Ligue Communiste avait-elle signé le protocole d'accord à la légère sans voir non seulement ce qu'il impliquait mais même ce qu'il disait clairement, et n'en a-t-elle pris conscience, pour s'en effrayer, qu'au pied du mur ? A-t-elle changé d'avis par la suite, après la signature, renonçant à tenter une expérience qu'elle avait d'abord envisagée avec faveur ? Avait-elle signé avec l'intention bien arrêtée de ne pas appliquer l'accord qu'elle paraphait, dans le but d'on ne sait quelle machiavélique combinaison et sombre manœuvre ? N'a-t-elle pas vu l'importance de cette deuxième phase et le test décisif qu'elle constituait dans la conception de l'unification que nous définissions ?

De toute façon, s'il devait s'avérer finalement que la tentative d'unification entre les deux organisations devait en demeurer là, que ce soit l'une ou l'autre de ces raisons qui expliquent l'attitude de la Ligue importerait assez peu. Les unes ou les autres, elles montreraient toutes également avec éloquence le peu de sérieux avec lequel les dirigeants de la Section française du SU de la Quatrième Internationale abordent les problèmes posés par l'unité du mouvement trotskyste. Et en matière de politique révolutionnaire le sérieux avec lequel les engagements sont d'abord pris, ensuite respectés, est aussi un des tests de la nature d'une organisation et de ses dirigeants.

Cette révélation, ou plutôt cette confirmation, ne serait d'ailleurs pas une raison pour nous de renoncer à notre politique unitaire au sein du mouvement trotskyste. Dans la tâche de construction d'un parti révolutionnaire en France et de reconstruction de la Quatrième Internationale, l'histoire nous imposera peut-être la route la plus longue et la plus difficile, celle qui exigerait que tout repose sur notre tendance. Mais nous ne pourrons nous résoudre à décider que c'est l'unique solution que lorsque toutes les autres auront été éliminées. Ce serait faire beaucoup d'honneur à la Ligue Communiste que de considérer que ses changements d'humeur et ses hésitations de ces deux dernières années ont constitué cette démonstration. Les problèmes de l'unité du mouvement trotskyste et les possibilités d'une politique unitaire en son sein sont certainement bien loin d'être épuisés.

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