Italie - Des résultats électoraux à l’image du désarroi général

Un nouveau gouvernement réussira-t-il à se constituer, à obtenir la confiance du Parlement et surtout à durer ? Après le résultat des élections des 24 et 25 février en Italie, cela apparaissait en tout cas très difficile. Si la coalition de centre-gauche menée par le Parti démocrate de Pierluigi Bersani a bien obtenu la majorité relative des voix, et donc la prime en nombre de députés qui lui permet de disposer de la majorité à la Chambre, il n'en est pas de même au Sénat où les primes majoritaires sont calculées par région. Dans cette seconde assemblée, en l'absence d'accord avec le PdL de Berlusconi, la coalition de centre-gauche ne pourrait trouver une majorité qu'avec le renfort des sénateurs élus sur les listes du Mouvement cinq étoiles mené par le comique Beppe Grillo. Mais la première réponse de celui-ci aux propositions de Bersani a été de le traiter de « mort-vivant »... et cela laissait bien mal augurer de la conclusion d'un accord.

En attendant le résultat bien incertain des tractations pour la formation du gouvernement, ces élections ont d'abord été un témoignage de la réaction de rejet à l'égard du monde politicien qui vient d'une grande partie de l'électorat, et même de la désorientation de celui-ci et de son désarroi. La progression spectaculaire du mouvement de Beppe Grillo, pour la première fois présent dans des élections générales et qui a obtenu le quart des suffrages, est la manifestation la plus évidente de ce rejet massif. L'addition de la crise économique, de la politique d'austérité, des scandales financiers et des scandales de corruption touchant le monde politique, a permis aux mots d'ordre du type « Sortez-les tous ! » du comique de rencontrer l'assentiment du quart de l'électorat. Quant à savoir si cela ouvre une perspective, c'est évidemment une autre affaire.

Les conséquences dramatiques de la crise et de l'austérité

La bourgeoisie italienne, mais aussi européenne, est aujourd'hui inquiète. Surprise par le résultat, elle craint que l'Italie ne connaisse une nouvelle période d'instabilité politique. La surprise n'a pourtant pas lieu d'être, après un peu plus d'un an de pouvoir de Mario Monti, placé en novembre 2011 à la tête d'un gouvernement dit « technique » dominé en fait par les représentants des banques et appelé à continuer et approfondir la politique d'austérité de Berlusconi. Préoccupé avant tout de contenter les « marchés », c'est-à-dire les financiers avides d'encaisser les intérêts de la dette italienne quoi qu'il en coûte pour la population du pays, ce gouvernement a suscité le mécontentement et même la rage d'une grande partie de celle-ci.

Les élections ont eu lieu dans le contexte d'une crise économique et sociale qui ne cesse de s'aggraver et dont les conséquences sont de plus en plus dramatiques pour la population. Les trois plans d'austérité décidés coup sur coup par Berlusconi et Monti entre juillet et novembre 2011 représentent au total plus de 200 milliards d'euros d'économies sur trois ans. Dans la continuité de Berlusconi, les mesures d'austérité du gouvernement Monti visaient d'abord à financer le paiement des intérêts de l'énorme dette de l'État, qui représente 127 % du PIB, et à continuer d'arroser le grand patronat. Elles ont entraîné la création de nouveaux impôts comme l'Imu, une taxe foncière que tous payent, y compris les plus modestes. Monti y a encore ajouté une « spending review », une révision des dépenses publiques qu'il a baptisée en anglais mais qui n'en est pas moins douloureuse, de 26 milliards d'économies supplémentaires à réaliser sur trois ans, avec des coupes claires programmées dans les budgets de l'ensemble des services publics.

L'enseignement est l'une des premières victimes. Dans le supérieur, les universités ont vu leur financement réduit, avec par contre une augmentation des subventions aux universités privées. À la rentrée de l'automne dernier, les inscriptions ont d'ailleurs chuté de près de 5 %, les jeunes ne se bousculant pas vers des facultés dont les droits d'inscription se sont envolés et qui fabriquent des « diplômés précaires », dont un chanteur a même fait le thème de l'un de ses succès. Mais dans le primaire et le secondaire les choses sont encore pires. Les plans successifs ont abouti à la suppression de plus de 130 000 postes d'enseignants entre 2009 et 2012, les seuls enseignants dont le nombre augmente étant... les professeurs de religion. Les partenariats public-privé instaurés pour pallier le désengagement financier de l'État ont entraîné une inégalité encore plus grande entre les écoles des quartiers riches et celles des quartiers populaires. Ce sont des conditions de travail toujours plus difficiles pour les enseignants et une qualité de l'enseignement en chute libre pour les jeunes.

Le constat est le même pour la santé : déjà frappé par un plan d'économies qui avait supprimé huit milliards de financements en 2011, le secteur sanitaire en a perdu cinq de plus en 2012 et 18 000 lits ont été fermés. Mais ce sont les collectivités locales qui ont payé le prix fort des dernières mesures mises en place par le gouvernement Monti, avec un total de 17 milliards d'économies à réaliser.

Les conséquences de la cure d'austérité se font sentir au quotidien dans toutes les régions, au niveau de la plupart des services sociaux. Du sud au nord de la péninsule, de plus en plus de travailleurs sociaux se plaignent de n'être plus payés depuis des mois. À Turin, pourtant capitale d'une région du Nord riche et industrialisée, les travailleurs sociaux manifestaient début février pour protester contre le désengagement financier de la Région. Celle-ci s'adresse depuis longtemps à des coopératives sous-traitantes pour gérer à moindre coût les structures sociales, maisons de retraite, institutions pour les jeunes handicapés ou foyers de jeunes en rupture familiale, etc. Depuis la rentrée, elle a tout bonnement cessé de payer un certain nombre de ces coopératives.

Ainsi, certaines ne reçoivent plus les subventions publiques et doivent se débrouiller pour payer factures et salaires avec la part payée par les familles. Mais les travailleurs employés directement par les collectivités locales ne sont pas épargnés, puisque certaines administrations ont commencé à annoncer à leurs employés qu'elles ne seraient pas en mesure de payer leur salaire le mois prochain.

Attaques répétées contre le monde du travail

Les économies réalisées sur les services publics vont de pair avec les mesures décidées pour s'attaquer au monde du travail. Une des premières mesures du gouvernement Monti a été de reculer l'âge de la retraite, pratiquement sans rencontrer d'opposition des directions syndicales. En juin dernier, lors du vote de la nouvelle législation du travail concoctée par son gouvernement, la ministre du travail Elsa Fornero déclarait que « le travail n'est pas un droit ». Les travailleurs n'avaient pas eu besoin des déclarations sans fard de la ministre, qui a tout de même ajouté qu'elle demandait des sacrifices « sans haine et dans le respect de tous », pour se rendre compte qu'en effet, il en va ainsi dans cette société.

L'Italie compte maintenant trois millions de chômeurs officiels, soit près de 12 % de la population active, et ils sont en fait probablement bien plus. Leur nombre a augmenté de 550 000 pour la seule année de gouvernement Monti. Dans le seul secteur du bâtiment et des industries connexes, 500 000 emplois ont disparu en trois ans. Le chômage des jeunes atteint des sommets : il dépasse maintenant les 35 %, laissant plus d'un jeune actif sur trois sans travail.

Cela n'a pas empêché le gouvernement Monti de présenter toutes ses mesures antiouvrières comme favorables à l'emploi. L'air est connu : plus on permet aux patrons de licencier facilement, plus ils seraient censés embaucher... La loi adoptée finalement l'été dernier remet donc en cause le Statut des travailleurs et en particulier l'article 18 de ce statut, qui interdisait de licencier sans « juste cause » et permettait la réintégration dans l'entreprise en cas de licenciement de ce genre. Cible de toutes les critiques du patronat, qui veut avoir les mains libres pour supprimer les emplois comme bon lui semble, l'article 18 a été vidé de son contenu et ne subsiste que pour des licenciements dont le caractère « discriminatoire » devrait être prouvé devant un tribunal.

En fait, le patronat italien a déjà institué une multitude de formes de contrats précaires, avec le recours à l'intérim, mais aussi aux contrats à durée déterminée ou « à projet », ou bien aux pseudo-coopératives qui permettent d'employer en sous-traitance des travailleurs obligés d'accepter des conditions de travail et des salaires de plus en plus dégradés, sans aucune garantie d'emploi.

Mais, dans le domaine des reculs imposés à la classe ouvrière, c'est Marchionne, le PDG de Fiat, qui a ouvert la voie à l'ensemble de la bourgeoisie italienne, en imposant aux travailleurs de ses usines de nouveaux contrats qui aggravent considérablement les conditions de travail et permettent de baisser les salaires, tout en ayant recours aux deniers de l'État lorsqu'il décide de mettre en chômage technique - en grande partie aux frais de celui-ci - des milliers d'ouvriers. C'est le « modèle Fiat » qui a servi de guide à l'action des gouvernements Berlusconi et Monti pour inscrire dans la loi la possibilité pour les patrons de déroger aux règles des contrats collectifs afin de revoir à la baisse les droits des travailleurs. C'est aussi ce modèle que Monti a brandi avant de se lancer dans la campagne électorale.

Ainsi Monti avait choisi le cadre de l'usine Fiat de Melfi, dans le sud du pays, pour sa dernière apparition publique en tant que président du Conseil en décembre. Devant un parterre de cadres de l'entreprise, il avait apporté son soutien public à Marchionne et à sa politique de combat contre les travailleurs qui s'est particulièrement illustrée ces dernières années. La majorité des ouvriers de ses usines de Naples et Turin ayant été mis au chômage, ils devaient ensuite être réembauchés dans une « nouvelle compagnie » où ils perdaient une grande partie de leurs droits, avec notamment l'interdiction de faire grève contre les heures supplémentaires, l'exclusion des syndicats n'ayant pas signé l'accord maison, etc. Ce sont de telles mesures que Monti a qualifiées de « courageuses », tout en déclarant qu'elles « ne s'adressent certes pas aux faibles de cœur ». De son côté, Marchionne n'avait pas manqué de saluer les mesures tout aussi « courageuses » mises en œuvre selon lui durant l'année de gouvernement Monti, qui « ouvrait la voie pour le redressement de l'Italie ».

Le programme Bersani-Monti

Cet épisode annonçait à l'ensemble des classes populaires ce que serait le programme de Monti, mais pas seulement le sien. « Je ne peux pas vous faire rêver mais je peux vous éviter le cauchemar » : c'est ainsi que Monti a assumé le bilan de son gouvernement et annoncé la suite, au cas où il resterait aux commandes. Il s'agit de continuer dans la même voie et d'approfondir les contre-réformes entamées, bien entendu au nom du retour de la croissance et de la sortie de la crise. Monti persiste et signe sur ses mesures, avant tout celles qui s'attaquent aux droits des salariés. Et c'est bien sûr toujours au nom de l'emploi et du redémarrage de l'économie que les travailleurs ont été prévenus : il faudra accepter d'autres reculs de leurs droits et de leurs conditions de vie et de travail.

Mais, durant tout le temps qu'a duré son gouvernement, Monti a pu compter sur le soutien du PD de Bersani. Concurrent dans la joute électorale, Bersani a dû faire mine de se trouver des points de divergence avec Monti, tout en préservant l'avenir et la possibilité de gouverner ensemble... Un exercice d'équilibriste auquel ces messieurs sont rompus. C'est ainsi que, durant des jours, les déclarations se sont succédé dans les journaux : Monti s'affirmant prêt à gouverner avec Bersani, mais quand même pas si celui-ci maintenait l'alliance avec Sel (Sinistra, ecologia e libertà - Gauche, écologie et liberté), le parti un peu plus à gauche de Nicchi Vendola qui s'est joint à sa coalition. De son côté, Bersani répétait à qui voulait l'entendre - et l'imprimer - que l'alliance avec Monti pourrait se faire, mais « pas sans conditions ».

Bersani revendique donc les mesures d'austérité, nécessaires selon lui au redressement de l'économie, ajoutant seulement qu'il veut qu'elles soient prises « dans le respect de la dignité des travailleurs ». On voit mal comment le fait de donner au patronat toute liberté de licencier et d'embaucher à sa sauce les travailleurs peut respecter leur dignité. Mais qu'importe, le problème de Bersani était de trouver des mots laissant entendre qu'il pourrait se préoccuper un peu plus du sort des couches populaires.

Un journaliste du quotidien La Repubblica évoquait quelques jours avant le scrutin la possibilité d'un gouvernement Monti-Bersani en ces termes : « Un gouvernement associant Sel, le PD et Monti pourrait voir le jour si Monti acceptait d'accorder quelques réformes de société comme l'union civile des homosexuels et si Vendola laissait faire Monti dans le domaine de l'économie ». Ainsi quelques mesures progressistes sur le plan sociétal, mais ne coûtant rien à la bourgeoisie, auraient pu constituer les « conditions » mises par la coalition de centre-gauche à une collaboration avec Monti pour former le prochain gouvernement de combat contre les classes populaires.

Berlusconi, le retour

La campagne électorale n'aurait pas été complète, en tout cas sur le terrain de la vulgarité et des blagues machistes, sans la présence de Berlusconi. Candidat pour la septième fois, englué dans les procès concernant ses affaires ou ses mœurs, dont on a du mal à décider lesquelles sont les plus sordides, il a repris le chemin des plateaux de télévision pour dire tout le mal qu'il pense des « magistrats rouges, véritable cancer de la société », et multiplier les promesses démagogiques.

Devenu le « candidat anti-taxe », il a promis non seulement la suppression d'une série d'impôts institués par Monti, mais même le remboursement immédiat en espèces de l'Imu payée cette année, autrement dit la taxe foncière instituée par Monti avec le soutien aussi bien du PD que du PdL, puisque le parti de Berlusconi ne lui a retiré ce soutien qu'en novembre dernier.

Ayant lourdement frappé les ménages, cette taxe particulièrement impopulaire est devenue le symbole du racket fiscal opéré par Monti. Berlusconi, à qui la démagogie ne fait pas peur, s'est donc fait le paladin de la lutte contre cette taxe, même si son propre parti lui a apporté sa caution. Il n'a pas hésité à envoyer aux électeurs quelques jours avant le scrutin une enveloppe d'allure officielle et portant la mention « remboursement Imu », qui les a précipités vers les bureaux de poste en croyant y toucher l'argent. Ce sont ainsi les postiers qui se sont fait les propagandistes involontaires de Berlusconi en devant expliquer à des centaines de personnes, accourues leur lettre à la main, qu'elles ne toucheraient le remboursement que si celui-ci gagnait les élections.

Le même Berlusconi, décidément déchaîné, a aussi persisté dans son registre arrogant, revendiquant l'argent roi et déclarant par exemple, à propos du scandale soulevé par l'affaire des pots-de-vin encaissés lors de la vente d'hélicoptères par le trust Finmeccanica à l'Inde : « Les pots-de-vin c'est normal, c'est comme cela que marchent les affaires. » Et d'ajouter, visant ses cibles favorites de la magistrature : « Il y en a assez des moralismes judiciaires. » Mais surtout, on l'a vu dénoncer la politique d'austérité menée par ce même gouvernement Monti qu'il a soutenu. Berlusconi s'est soudain découvert comme un opposant à l'euro, à la politique de l'Union européenne en général et à l'Allemagne et sa chancelière Merkel en particulier.

Ses discours de bateleur de foire n'auront certes pas permis au « cavalliere » et à son parti de gagner les élections générales, mais elles lui ont permis au moins de remonter nettement, au point que le PdL, donné très bas dans les sondages l'automne dernier, a réussi à talonner de près le PD de Bersani, voire de le dépasser dans certaines régions comme la Lombardie, et ainsi de l'empêcher de remporter la majorité au Sénat. Et il se trouve maintenant en bonne position pour être, dans la prochaine période, un opposant bruyant à la politique d'austérité que tentera d'appliquer Bersani.

Car le plus frappant est que, face aux promesses de camelot de Berlusconi, la gauche de Bersani, elle, n'avait rien à promettre à ses électeurs des couches populaires. Rien, sinon la poursuite de l'austérité en alliance avec Monti, tout juste assortie d'une vague référence à « plus de justice » ! On comprend que la coalition de centre-gauche de Bersani ait eu bien du mal à faire le plein de ses électeurs habituels.

Scandales à répétition

Ajoutant à la nausée ressentie par les électeurs, il y a eu ces derniers temps les scandales financiers et touchant à la corruption. Ils ne sont certes pas chose nouvelle en Italie, mais leur multiplication est particulièrement choquante au moment où l'on explique à toute la population qu'elle doit faire des sacrifices pour redresser le pays. Les scandales ont touché tous les partis, à commencer par le PdL de Berlusconi. Sans même parler de ce dernier personnage, qui est un scandale à lui seul, on ne compte plus les membres de son parti qui font l'objet d'enquêtes pour leur affairisme, leur collusion avec la Mafia, la façon dont ils ont usé et abusé de l'argent public pour favoriser leurs entreprises ou celles de leurs amis, ou simplement pour s'acheter un bel appartement romain.

Le président de la région lombarde, Formigoni, a dû finir par démissionner suite à l'enquête sur la façon dont il utilisait, à ses fins personnelles, l'argent de la région. On a appris que non seulement Formigoni ne payait même pas son cappuccino au bar, qui passait directement à sa note de frais, mais aussi - et c'est beaucoup plus cher ! - qu'il ne payait pas les nombreux yachts et autres bateaux de plaisance qu'il aime avoir à sa disposition.

Mais l'automne dernier un scandale analogue a entraîné la démission de la présidente du Latium (la région de Rome), Renata Polverini, quand une enquête a montré comment le trésorier du groupe PdL du conseil régional, surnommé Batman, faisait passer une grande partie des dépenses personnelles des conseillers, courses au supermarché comprises, en notes de frais. Les mêmes fonds avaient aussi servi à financer une fête au cours de laquelle conseillères et conseillers, déguisés de toges grecques ou romaines, coiffés de têtes de cochons figurant les pourceaux rencontrés par Ulysse dans l'Odyssée, se livraient à force libations. La parution des photos de cette fête dans la presse a suscité la stupeur que l'on devine.

Le PdL est cependant l'allié de la Ligue du Nord, fondée par Umberto Bossi, parti qui a fait profession de défendre le nord de l'Italie, présenté comme riche, industrieux et honnête, contre ce qu'il appelait « Rome la voleuse », mère de toutes les gabegies. Son discours a perdu crédibilité, non seulement au vu des frasques de ses aliés romains, mais quand une enquête a révélé comment l'argent du parti servait aux dépenses personnelles de la famille Bossi. Cela allait de l'école privée gérée par sa femme à l'achat de voitures de sport, voire de diplômes universitaires par son fils, dit Trota qui, bien que ne passant pas pour très intelligent, avait pu être élu conseiller régional dès l'âge de 21 ans. Le Nord si rigoureux vanté par Bossi s'est donc révélé tout aussi corrompu que Rome ou le Sud qu'il dénonçait, et cela dans sa propre maison, au point qu'il fut forcé d'abandonner la direction du parti.

Ajoutons que, naturellement, la démagogie de Bossi opposait aussi ce Nord « industrieux et honnête » au Sud gangrené par la Mafia. Mais aujourd'hui toutes les enquêtes montrent que le Nord, et en particulier Milan et la Lombardie, sont profondément pénétrés par la 'Ndrangheta, la mafia calabraise, auprès de laquelle la mafia sicilienne commence à faire figure de parent pauvre. Elle bénéficie évidemment de nombreuses complicités dans le personnel politique local, du PdL à la Ligue du Nord.

Mais le PD, lui non plus, ne sort pas indemne des scandales. Dernier en date, celui qui touche la banque Monte Paschi di Siena (MPS) a mis à mal des dirigeants du PD, car la région toscane est dirigée par le parti de Bersani et contrôle elle-même une fondation étroitement liée à l'établissement bancaire ; un système largement utilisé par les partis pour passer du contrôle d'une collectivité locale à celui d'institutions financières censées soutenir l'économie locale... et évidemment un certain nombre d'amis.

Accusée d'avoir truqué ses bilans pour cacher des trous abyssaux eux-mêmes provoqués par des investissements souvent effectués à perte pour « arranger » un certain nombre de financiers amis, la direction de MPS a longtemps jonglé en toute tranquillité avec ses bilans comptables. Jusqu'à ce que la supercherie devienne trop énorme, lors du rachat de la banque Antonveneta à Banco Santander, à un prix bien trop élevé par rapport à sa valeur réelle. Une véritable « rivière d'argent », plus de 17 milliards, a alors été déversée par MPS, au profit d'un certain nombre d'intermédiaires et peut-être de dirigeants du PD, soupçonne la justice, puisque 14 des 16 membres de la fondation contrôlée par MPS sont nommés par le PD.

« Tous pourris » ?

On comprend que l'étalage répété de telles affaires ait contribué dans l'opinion à ôter au personnel politique un crédit qui n'était déjà pas bien élevé. La conviction s'est répandue que, plus les dirigeants politiques prônent les sacrifices à leurs concitoyens, plus ils profitent de leur situation pour s'enrichir eux-mêmes ou leurs proches. « Ils sont tous pourris ! » ; « Ils s'en mettent plein les poches et nous payons ! » ; « Il faut tous les f... dehors ! », sont les réflexions les plus aimables qu'on peut entendre.

Tout cela correspond évidemment à une réalité. Mais celle-ci est mise en relief d'une certaine façon par la presse et la plupart des commentateurs, qui soulignent l'inadéquation du système politique, font des comparaisons avec les autres pays et finissent par ancrer l'idée qu'il y a là une spécificité italienne qui expliquerait la crise et le retard pris par le pays sur ses partenaires européens. Ce discours remplit finalement une fonction : il exonère de toute responsabilité les capitalistes. Utilisant l'image du petit entrepreneur besogneux et proche de ses ouvriers, la presse et les talk-shows télévisés répandent l'idée que patrons, ouvriers, employés sont tous dans le même bateau, victimes non de la crise du capitalisme mais d'un État inefficace, de politiciens corrompus, d'une bureaucratie incapable. Et d'aller chercher des exemples en Allemagne, en France ou ailleurs pour montrer combien, là-bas, les choses iraient mieux.

C'est oublier que la décomposition du système politique, qui est un fait, n'est qu'une petite partie de la décomposition du capitalisme lui-même. Berlusconi n'est pas un petit politicien véreux, mais un des plus grands capitalistes du pays, enrichi dans l'exploitation de l'audiovisuel avec la complicité de l'État. Marchionne, qui ne manque jamais de jouer au manager efficace et vertueux, est le PDG de Fiat, multinationale enrichie en pompant littéralement les ressources de l'État italien et à qui celui-ci permet de liquider cyniquement les droits ouvriers. MPS n'est pas une petite institution financière, mais une des plus puissantes et des plus anciennes du pays. Les patrons de l'Ilva de Tarente, la plus grande aciérie d'Europe, aujourd'hui accusée d'avoir causé une terrible pollution dans la ville, sont responsables, par leur négligence et leur mépris de toutes les réglementations, de dizaines de morts par cancer... Alors, le triste spectacle offert par des politiciens qui ne sont que les larbins minables de ces grands capitalistes et financiers ne doit pas faire oublier les spéculations et les malversations permanentes de ces gens-là et leur mépris pour la société.

C'est pourtant bien ce courant, cet état d'esprit, qu'un Beppe Grillo a pu exprimer et qui explique son succès. Grillo a pu d'autant plus rallier les voix d'une bonne partie de l'électorat, venant de la gauche mais aussi d'une partie de la droite, que la désorientation et le désenchantement étaient profonds envers la classe politique traditionnelle. Dans cette campagne, son Mouvement cinq étoiles a fait le plein, non seulement pendant ses meetings sur les places publiques des grandes villes, mais aussi dans les urnes, puisque dans les votes pour la Chambre des députés il est même le premier parti en nombre de voix, devançant de peu le PD.

Le parti du « Vaffanculo »

Avant de se lancer en politique, Beppe Grillo était connu pour ses spectacles, particulièrement appréciés par le public de gauche, où il dénonçait les absurdités de la société et brocardait les politiques. Puis il s'est fait connaître par une tournée de « Vaffanculo day », littéralement « Le jour envoyez-les se faire f... », durant lequel il conspuait les partis, les politiciens et les médias « tous pourris » et invitait le public à leur faire un grand bras d'honneur. Surfant sur le dégoût légitime qu'inspirent les magouilles et les appétits des politiciens, Grillo en a fait le fonds de commerce de son « non-mouvement » qui a été doté d'un « non-statut » mais tout de même d'un « programme » pour ces élections.

Intitulé « Votez pour vous », ce programme était une collection de thèmes et de propositions dits de gauche ou écologistes, comme la démocratie et la gestion participatives, la défense de l'environnement, ou encore la production d'énergies renouvelables. Mais on y trouve également une charge contre la gabegie de l'État et ses trop nombreux fonctionnaires, la suppression des syndicats, qui « appartiennent au passé », sans parler des propos anti-Europe ou anti-Allemagne et franchement nationalistes qui émaillent les discours de Grillo et de sa proposition d'un référendum pour faire sortir l'Italie de l'euro. Interrogé à propos de l'immigration, Grillo s'est aussi déclaré contre la reconnaissance du droit du sol aux enfants d'immigrés nés sur le sol italien. Enfin, dans la foulée de ses discours invitant tout un chacun à rejoindre son mouvement, il a déclaré à un militant du mouvement fasciste Casa Pound qu'il y serait le bienvenu. Cela a soulevé les critiques parmi ses propres partisans, mais cela montre surtout que sa démagogie tous azimuts n'est bornée par aucun principe.

Mais, plus que ce qu'on trouve dans ce programme et ces discours composés au hasard de l'actualité et des thèmes à la mode, ce qui est significatif c'est ce qu'on n'y trouve pas. Nulle part la bourgeoisie et ses attaques contre les classes populaires ne sont dénoncées. Et si Grillo parle d'instaurer un « salaire minimum de dignité » de 1 000 euros mensuels pour chaque personne sans travail, les licenciements et les fermetures d'entreprises ne sont pas son problème. Quant à financer ce revenu minimum, faire payer les capitalistes ne l'effleure pas : Grillo parle des « sacrifices qu'on demandera à tout le monde » et de réduire les dépenses de l'État, par exemple en supprimant les provinces (l'équivalent des départements) et en regroupant les petites communes en communautés de communes, sans se soucier des milliers de licenciements que cela signifierait parmi les employés territoriaux, ni des services qui ne seraient plus assurés pour la population.

Si cette démagogie anti-politiciens, anti-État, anti-euro, non exempte de relents nationalistes et xénophobes, a pu faire le succès de Grillo, ce n'est évidemment pas dû à ses seuls talents de bateleur de foire. C'est parce qu'elle est maintenant dans l'air du temps, portée par les commentaires de ces mêmes médias qu'il dit combattre, de ces journalistes toujours courageux pour faire des dénonciations à condition que ce ne soit pas contre l'idéologie dominante et contre ceux qui les payent.

Le résultat est en tout cas que les « grillini » constituent maintenant un groupe de 109 députés et de 54 sénateurs, sans lesquels une majorité n'est pas possible. Grillo lui-même n'en fait pas partie, étant inéligible du fait d'une condamnation. Le Mouvement 5 étoiles a ainsi réalisé un de ces objectifs qui était d' « envoyer se faire f... » le personnel politique et de le remplacer par des élus venus du peuple qui, si l'on en croit les discours de Grillo, seront par nature capables de se prononcer de façon raisonnable sur les vrais problèmes, car ne faisant partie d'aucun appareil et ayant été sélectionnés sur Internet via le blog de Grillo.

Chacun se demande donc maintenant comment vont se comporter ces nouveaux élus novices en politique. Ils sont certainement une épine dans le pied des partis traditionnels, et dans l'immédiat du PD, qui ne sait comment constituer une majorité. Mais on ne voit pas non plus pourquoi, élus sans programme, sans politique ni boussole et n'étant soumis à aucun véritable contrôle, ils devraient se comporter mieux que les autres parlementaires. On devine que les marchandages ont déjà commencé pour acheter leurs votes, y compris au sens tout à fait monétaire du terme. Un dernier scandale en date vient par exemple de révéler comment Berlusconi avait acheté pour trois millions d'euros un député élu il y a quelques années sur les listes de l'Italie des valeurs d'Antonio di Pietro, le juge de l'opération « mains propres » qui avait promis de juger tous les politiciens corrompus. Les « grillini » sont-ils vaccinés contre ce type d'opération ? On peut évidemment en douter, et le système politique italien a en tout cas largement montré, dans le passé, sa capacité à digérer, les uns après les autres, les divers partis anti-système nés au cours de son histoire.

Le désarroi politique

Si ces élections témoignent de quelque chose, c'est en fait de la désorientation et même du désarroi qui touchent une grande partie de la population. Durement touchée par la crise, celle-ci voit la société autour d'elle aller à vau-l'eau, mais ne sait plus de qui c'est la faute et tend à en attribuer la responsabilité aux politiciens incapables plus qu'aux affairistes cyniques qui les commandent. C'est ce qui fait le succès d'un démagogue à la Grillo, mais aussi ce qui permet la remontée électorale d'un Berlusconi. La principale responsabilité dans cette absence de repères est pourtant à chercher du côté de la gauche.

Le PD de Bersani est l'héritier du Parti communiste italien, parti stalinien qui fut le plus grand Parti communiste d'Europe occidentale et qui, après avoir trahi la classe ouvrière italienne pendant des décennies, a fini par lui déclarer que, tous comptes faits, le marché capitaliste était la meilleure chose et le Parti démocrate américain le meilleur modèle politique. Si quelques fractions de l'ex-PC, comme Rifondazione comunista, ont bien cherché à garder l'étiquette communiste, elles ont été incapables d'en défendre le programme, au point d'avoir disparu au cours de ces élections derrière une coalition incolore et inodore dite de « révolution citoyenne » qui n'a recueilli que 2,2 % des voix.

Le résultat logique de ces choix est que le PD doit se présenter aujourd'hui comme le meilleur gérant possible, et en tout cas le plus raisonnable, d'un capitalisme en crise qui ne promet plus que du sang et des larmes. C'est cet ancien parti ouvrier qui se présente comme le plus décidé et le plus capable de faire payer la crise aux travailleurs, après avoir discrédité auprès de ceux-ci les idées dont il se réclamait autrefois. C'est dans ce champ de ruines idéologique que les travailleurs se retrouvent aujourd'hui. Cela explique la difficulté à retrouver une orientation, et aussi le succès de démagogues à la Grillo, même si ce succès pourrait être très éphémère.

Mais cela souligne aussi combien la crise économique et sociale rend nécessaire d'ouvrir une perspective de lutte pour renverser le système capitaliste, et combien il est urgent de reconstruire un parti pour la défendre.

1er mars 2013

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