Russie : la réforme antiouvrière des retraites28/10/20182018Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2018/10/195.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Russie : la réforme antiouvrière des retraites

Le président russe, Vladimir Poutine, a promulgué début octobre une loi qui repousse fortement l’âge de départ en retraite. Annoncée le 15 juin, cette réforme a aussitôt suscité l’indignation, puis des marches et rassemblements de protestation durant trois mois. Elle a aussi, une première, terni l’image que Poutine s’emploie à donner de lui : celle d’un chef attentif au bonheur de son peuple. Selon le centre russe d’étude de l’opinion publique VTsIOM, entre le mois de mai, après la réélection (avec 75 % des suffrages) de Poutine à la tête de la Fédération de Russie, et le mois de juillet, sa cote de popularité a fondu de 80 % à 64 %. Elle vient même de dévisser à 39 %, selon l’institut de sondage indépendant Levada. Il avait pourtant pris soin de laisser son Premier ministre, Dmitri Medvedev, annoncer la chose et en porter l’impopularité, en laissant dire que lui, Poutine, en désapprouvait certaines modalités.

Un bonapartisme écorné

En près de vingt ans d’exercice du pouvoir depuis qu’Eltsine l’avait choisi pour lui succéder, Poutine avait jusqu’alors réussi à continuer d’apparaître comme un autocrate certes, mais soucieux de la Russie et de son peuple, malgré moult secousses : seconde guerre de Tchétchénie, sanglants attentats massifs, chute du pouvoir d’achat après 2008, répercussions des sanctions occidentales après 2014, dépréciation continue du rouble, affaires de corruption à grande échelle et de fraude électorale.

Cela lui a permis d’obtenir un relatif consensus populaire. Et s’appuyant dessus, il a pu assurer une certaine stabilité et paix sociale aux millions de bureaucrates dont il est le représentant.

Après la décennie 1990 où l’État se retrouva la proie d’un groupe étroit d’affairistes-mafieux, Poutine a rendu aux bureaucrates leur statut de caste dominante, et les privilèges qui vont avec. Mais il a aussi réussi à peaufiner une image de Bonaparte qui tiendrait la dragée haute aux puissants et briderait leurs appétits quand ils veulent s’en prendre aux « petits ». Bien sûr, le rouleau compresseur de la propagande officielle y est pour beaucoup avec le contrôle des grandes chaînes de télévision et le fait que cette figure du « bon tsar » est constamment mise en avant par tous ceux qui exercent une responsabilité dans l’appareil d’État. S’ajoutent à cela les apparitions de Poutine à la télévision aux heures de grande écoute, où il distribue bons et mauvais points. On le voit critiquer tel ministre. Et il se donne le rôle de celui qui défend les humbles et les ouvriers face à un magnat, auquel il intime l’ordre en direct de ne pas fermer son usine. Ou quand il menace de prison des oligarques que vomit la population, car elle sait qu’ils lui ont volé leur fortune insolente. Ou encore quand il dénonce un bureaucrate choisi comme bouc émissaire d’une énième campagne contre la corruption, ce fléau qui empoisonne toute la vie sociale.

Sur fond d’une politique qui essaye de ne pas provoquer frontalement les travailleurs (même si le pouvoir a mené bien d’autres attaques contre eux avec la monétarisation des avantages en nature des personnes âgées, la réforme de l’éducation…), Poutine a pu conforter sa stature de chef au-dessus de la mêlée. Ce qui est un élément essentiel dans un régime de type bonapartiste à même de défendre les intérêts d’une couche de parasites tenant les commandes de l’État : la bureaucratie russe.

Or, même si la grogne de cet été n’a pas fait descendre des foules dans la rue – nous y reviendrons –, elle a, en rejetant une décision du pouvoir, affaibli au moins pour un temps ce dernier et celui qui l’incarne au sommet. Bien que cette contestation ait cessé de se manifester fin septembre, les autorités restent prudentes. Cela témoigne, sinon de leur crainte que le mouvement ressurgisse à brève échéance, du moins de leur souci de marcher sur des œufs lorsque des dizaines de millions d’actifs et retraités ont le sentiment que le pouvoir s’en prend à eux. Tout se passe comme si les sommets dirigeants de la bureaucratie – qui s’inscrivent dans une tradition tendant, tant que faire se peut, à éviter les conflits sociaux, qui fut celle de la bureaucratie soviétique de Khrouchtchev à Brejnev et Gorbatchev –, cherchaient à éviter de réveiller un ours dont ils ont tout lieu de craindre les réactions.

Le coup d’envoi du Mondial, et de la contestation sociale

On l’a vérifié lorsque le Kremlin annonça son intention de réformer les retraites. La date qu’il avait choisie : le jour même où s’ouvrait le Mondial de football en Russie au milieu de festivités gigantesques, et les précautions qu’il avait prises –  le droit de manifester, déjà fort restreint, fut supprimé dans la douzaine de villes accueillant les compétitions – indiquent qu’il savait comment la population accueillerait la nouvelle. Très mal.

Et pour cause : il repoussait l’âge de départ en retraite de 60 à 65 ans pour les hommes et de 55 à 63 ans pour les femmes. Devoir travailler huit ans de plus pour celles-ci et cinq ans pour ceux-là, quel recul ! Et cela d’autant plus que le pouvoir s’en prenait à l’un des rares acquis sociaux restant de la période soviétique. Depuis qu’en 1932 on avait fixé à 55 et 60 ans l’âge légal de la retraite, cette norme inchangée quatre-vingt-six ans durant, semblait intouchable. Et cela malgré le stalinisme, la guerre, la stagnation brejnévienne, la perestroïka, l’effondrement du niveau de vie de la population consécutive au démantèlement de l’URSS, le chaos généralisé de l’ère Eltsine…

Et puis, Poutine lui-même avait pris l’engagement de ne pas y toucher lors d’une précédente campagne présidentielle. D’ailleurs, quatre mois avant son annonce-coup de massue, il n’avait fait nulle allusion à ce projet lors de sa campagne 2018.

La réforme faisait pourtant déjà partie des urgences du Kremlin. Medvedev l’a avoué. Et même s’il a précisé que sa mise en œuvre s’étalerait dans le temps, l’émotion fut générale. En Russie, l’espérance de vie des hommes n’atteint pas 66 ans en moyenne : allait-on les faire travailler jusqu’à la mort ? Quant aux femmes, dont les pensions sont si faibles que beaucoup les complètent d’une façon ou d’une autre, allaient-elles devoir trimer huit années de plus ? Une perspective insupportable car, la retraite venue, si elles n’ont pas un emploi à l’extérieur, c’est souvent qu’elles en ont un dans leur famille. Elles gardent fréquemment des enfants en bas âge, faute de places en crèche à un coût abordable, afin que les deux parents puissent travailler, un seul salaire ne suffisant pas dans les classes populaires et laborieuses. Surtout quand ladite famille doit aussi subvenir aux besoins d’une ou deux grand-mères, ce qui est fréquent.

Le Kremlin s’attendait donc à des réactions bien plus vastes que la contestation qui, périodiquement, mobilise des milliers de manifestants contre la corruption du régime ou contre la fraude électorale. De surcroît, cette fois, ce n’est plus tant la petite bourgeoisie que le pouvoir risquait de voir descendre dans la rue contre lui, mais des forces venues du monde du travail, des salariés, des retraités, des jeunes se sentant eux aussi concernés en tant que futurs salariés.

Entre syndicats de collaboration de classe et syndicats dits contestataires

Dès l’annonce de la réforme, une pétition circula qui exigeait son annulation. Elle recueillit près de trois millions de signatures en moins d’une semaine. Du jamais vu. Une semaine encore, et des rassemblements furent appelés un peu partout par un « comité d’organisation du mouvement Le peuple est contre » qui venait de se former.

À l’origine de la pétition se trouvait la KTR (Confédération du travail de Russie), qui chapeaute des syndicats plus ou moins considérés comme contestataires : Novoprof, ChPLS (personnel du transport aérien), Pedagog, Deystvié (« Action », personnel médical) ou le MPRA, initialement lancé dans l’automobile.

À l’opposé de ces syndicats, on trouve la Fédération des syndicats indépendants de Russie (FNPR), dont les membres, en réalité inféodés aux autorités et aux directions des entreprises, ont le soutien du pouvoir. Ils sont les héritiers des mal nommés syndicats soviétiques, des institutions de la machine bureaucratique qui servaient à gérer les « œuvres sociales » : attribution de logements, de séjours en colonies de vacances, en maisons de repos, etc. Leur fonction essentielle était de garantir la paix sociale en lissant les relations direction-personnel, et quand cela ne suffisait plus, en s’opposant aux travailleurs se mettant en grève. C’est pour faire oublier qu’ils avaient été des rouages du régime stalinien que, l’URSS s’effondrant, ces appareils encadrant la classe ouvrière se baptisèrent indépendants. Le mot était alors en vogue dans les milieux de la bureaucratie, de la petite bourgeoisie et de l’intelligentsia parmi ceux qui, prétendant faire du neuf avec du vieux, s’employaient à « tout changer pour que rien ne change ». Sans surprise, la FNPR n’a pas combattu la réforme du Kremlin. Mais la sachant impopulaire, elle a voulu s’en démarquer, reprochant au gouvernement de ne pas avoir assez consulté avant de la lancer.

Quant aux nouveaux syndicats, ceux nés depuis quinze ou vingt ans en opposition à la politique de collaboration de classe ouverte des précédents, ils ont ici ou là aidé à organiser un « meeting », en fait un rassemblement. Dans telle ou telle ville, certains de leurs militants ont édité et fait circuler des tracts. Et même à Moscou, ils ont appelé à l’organisation de « volontaires du mouvement » parmi ceux qui, révoltés par la décision du gouvernement, avaient pris contact par téléphone ou sur les réseaux sociaux pour distribuer des milliers de tracts dans des lieux passants, chaque fois qu’une mobilisation était appelée à l’échelle nationale, et il y en eut plusieurs du 28 juin au 22 septembre.

L’influence limitée de ces nouveaux syndicats, leur peu de ressources matérielles et humaines expliquent bien sûr leur faible rôle dans le mouvement. Mais en partie seulement. Car aucun d’eux n’a dit vouloir organiser les travailleurs pour défendre leurs retraites, et encore moins n’a désigné le pouvoir comme l’ennemi des travailleurs. Au mieux, ils se sont bornés à demander, exiger qu’il renonce à ses attaques.

Et quand on en parle comme de syndicats « de contestation », ce n’est pas tant parce qu’ils contesteraient le régime – ce n’est pas le cas – que parce que le régime leur a contesté, et conteste encore parfois, le droit d’exister comme structures indépendantes de lui.

Durant des années, les responsables politico-administratifs et ceux des entreprises ont voulu briser dans l’œuf toute tentative d’organiser les travailleurs hors du contrôle étroit des autorités. Les militants qui s’étaient fixé cette tâche la concevaient dans un cadre qu’ils voulaient presque toujours limiter à l’activité syndicale. Une activité décrite par la plupart comme devant instaurer des relations prétendues normales, apaisées, entre employeurs et salariés. Ils opposaient – et opposent encore – la situation régnant en Russie à celle de l’Europe de l’Ouest, voire d’Amérique du Nord, qu’ils donnent de fait en exemple en l’idéalisant fortement. Quant aux centrales syndicales occidentales qui les aidaient, et les aident encore souvent sur bien des plans, elles insistaient sur la nécessité de développer un syndicalisme de réforme et d’accompagnement, ne visant pas à contester et encore moins à renverser un système social d’exploitation, mais visant à s’y intégrer en travaillant autant que possible main dans la main avec l’État et les employeurs.

C’était évidemment bien loin de la situation que connaissaient ces militants quand ils se retrouvaient systématiquement licenciés, menacés par les hommes de main du patronat et/ou du pouvoir (dont la FSB, la police politique héritière du KGB), voire agressés à la sortie du travail ou chez eux devant leurs enfants. Et certains de ceux que cela n’a fait changer ni d’emploi ni de région y ont même parfois laissé la vie.

Le gouverneur régional de Kalouga, la ville où se trouvent des usines Volkswagen, PSA-Mitsubishi, Benteler, etc., objets de tous ses soins, avait récemment fait interdire par la justice le MPRA qui y avait mené des grèves et organisé des centaines d’ouvriers. Sous la pression des autorités, les instances du MPRA avaient fini par écarter des organisateurs syndicaux trop efficaces. Ce syndicat continuant d’agir, le gouverneur avait fait donner les tribunaux au prétexte que le MPRA critiquait des mesures sociales du gouvernement et entretenait des liens avec des syndicats ouest-européens.

La Cour suprême a cassé le jugement interdisant le MPRA. Mais l’accusation d’être un agent de l’étranger, avec la conséquence de devoir se déclarer tel sous peine d’être dissout, a été et est encore utilisée contre des syndicats, des ONG, des partis, des associations, qui échappent au contrôle des autorités en ayant des sources de financement extérieures, ce qui leur donne des moyens d’agir supérieurs à ce que leur permettraient les cotisations de leurs adhérents. En ce domaine, le pouvoir a usé successivement du « knout (le fouet) et du pain d’épices », version russe de la carotte et du bâton. Il a brandi cette menace d’interdiction pour attacher à sa sphère ces nouveaux syndicats, en leur offrant ensuite de financer certaines de leurs dépenses, tel le salaire d’organisateurs et de permanents pris en charge au plus haut niveau : celui de l’Administration présidentielle, un appareil du Kremlin ne dépendant que de Poutine.

Ces syndicats, dont les moyens de fonctionner ont donc été en partie repris en main par le pouvoir, n’ont jamais été très contestataires, surtout au niveau de leurs instances dirigeantes. Ce qui leur a valu une réputation de radicalisme, c’est de s’être constitués malgré la répression du pouvoir.

Une opposition pressée de rentrer dans le rang

Cet été, même quand des meetings étaient autorisés, et dans ce cas loin des centres-villes, ils ont rarement rassemblé plus de quelques milliers de participants, sauf à Moscou. Et alors que les médias russes interviewaient des gens dans la rue qui répondaient : « Nous sommes tous contre la réforme des retraites », on peut se demander pourquoi la participation aux actions de protestation est restée assez faible.

Il y a d’abord le fait que les syndicats se voulant co-­organisateurs du mouvement n’ont pas voulu s’adresser aux travailleurs sur leurs lieux de travail, alors que la réforme les attaquait en tant que travailleurs.

En revanche, la KTR n’oublia pas de mobiliser médias et chaînes de télévision quand elle porta des dizaines de cartons remplis de sa pétition à la Douma d’État, en les remettant devant les caméras au vice-président d’un parti, Russie juste, qui n’a jamais prétendu défendre les intérêts des travailleurs. Il s’agit d’un parti dit d’opposition, bien que le Kremlin l’ait jadis porté sur les fonts baptismaux pour qu’il taille des croupières au Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF) qui, depuis la fin de l’URSS, recueille de loin les meilleurs scores électoraux de ce qui tient lieu d’opposition. Une opposition sans réel programme, qui joue le rôle d’accessoire du décorum démocratique, de figurant toléré tant qu’elle ne remet pas en cause ce que le pouvoir juge fondamental : l’union sacrée derrière l’État, son chef et les intérêts de la bureaucratie qu’il défend. Sur ce terrain, même s’ils peuvent paraître concurrents, le KPRF néostalinien et nationaliste fait la paire avec notamment Russie juste qui, il n’y a pas si longtemps, s’appelait d’ailleurs Russie juste-La Patrie !

Des syndicalistes en vue de la KTR appartiennent à la direction de Russie juste, d’autres, tel un dirigeant du MPRA, se présentent aux législatives sous le drapeau du parti Yabloko, (La Pomme), qui depuis plus de vingt ans s’affiche libéral au sens de pro-marché et de pro-occidental… Ces quelques exemples soulignent dans quelle direction politique et sociale regardent la plupart des partis et syndicats qui prétendaient diriger le refus de la réforme des retraites. Cela, même si de tout petits groupes d’extrême gauche s’y sont associés en espérant trouver l’oreille de quelques-uns de ces syndicalistes.

Pour des partis comme le KPRF, ce mouvement venait à point nommé, des élections partielles de gouverneurs devant se tenir à la fin de l’été. Le KPRF y vit l’occasion de redorer son blason, se posant en principal opposant à la réforme. De fait, un peu partout il a amélioré ses scores. Dans le grand port d’Extrême-Orient, Vladivostok, son candidat a même, malgré une fraude massive, devancé le candidat sortant que Poutine soutenait personnellement.

D’autres partis ont aussi voulu se montrer en se donnant une coloration sociale à peu de frais, car ils ne firent guère plus que donner de quoi éditer quelques tracts. Le KPRF fit figure d’exception qui, jusqu’aux élections, affréta des cars pour transporter à Moscou, tous frais payés, des sympathisants de villes voisines. Mais toujours dans des limites acceptables par le pouvoir ; et dès les premières mobilisations, il apparut que leurs principaux organisateurs ne voulaient pas que la contestation s’étende. Et surtout pas sur le terrain social.

Ces partis ont joué là leur rôle habituel d’opposition responsable. Quant à la KTR et aux syndicats, qui lui sont ou affiliés ou proches, ils n’ont pas agi différemment.

On le vit clairement fin août, quand Poutine se décida à intervenir sur les retraites. À son habitude, il campa le personnage de l’arbitre : il mit en cause son Premier ministre (qui avait agi sous ses ordres), disant « incorrect » d’allonger ainsi la durée de vie au travail pour les femmes. Le gouvernement devait la ramener de huit à cinq ans et introduire des exceptions pour les mères de famille nombreuse, et pour celles ou ceux qui exercent des métiers pénibles ou dangereux.

Ce mini-recul programmé était destiné à faire passer le reste. Pour cela, Poutine joua sur la peur. La réforme ne peut « être reportée davantage », sinon « cela peut menacer la stabilité de la société et la sécurité du pays », car, pour financer les retraites, « nous serons contraints de nous empêtrer dans les dettes ou d’emprunter de l’argent sans provisions, avec comme conséquence l’hyperinflation et la hausse de la pauvreté ». N’était-ce la langue utilisée, ce discours, bien d’autres dirigeants de par le monde le servent aux exploités pour justifier de nouvelles attaques, et pas seulement sur le front des retraites.

La bureaucratie fait payer à la population la crise du système

S’agissant de la Russie, c’est un fait qu’elle subit une grave crise démographique depuis la fin de l’URSS. Sa population diminue sur le long terme, surtout dans les tranches d’âge qui entrent dans la vie active, malgré l’afflux de Russes venus d’autres ex-républiques soviétiques. Et malgré l’arrivée constante de migrants ukrainiens, moldaves, ouzbeks, tadjiks, kirghizes… en quête d’un emploi un peu mieux payé que chez eux, alors que l’économie russe manque toujours plus de bras

Selon des projections parues dans la presse, il n’y aura bientôt plus qu’un actif pour un retraité en Russie. En cause : l’effondrement du niveau de vie de la population à la suite de la disparition de l’URSS ; la remontée de la mortalité, du fait de la disparition des systèmes gratuits de santé et de prévention ; le recul de la natalité dans une population éduquée dont les salaires sont insuffisants pour élever plus d’un enfant, alors que nombre de femmes et d’hommes voient en noir leur avenir en Russie. Et il y a ces jeunes diplômés de la classe moyenne qui en partent, préférant tenter leur chance à l’étranger dès qu’ils en ont l’occasion.

Mais ce dont découle fondamentalement cette crise, c’est le pillage continu de l’économie par la bureaucratie, le saccage des services publics, les dépenses militaires qui explosent pour que le Kremlin puisse soûler la population de discours patriotards et va-t-en-guerre, les entreprises qui ferment ou ont fortement réduit leur personnel…

Poutine ne serait pas à la place qu’il occupe s’il ne cherchait à reporter sur la population les conséquences humaines et financières de cette crise due à la bureaucratie qu’il représente. C’est ce que lui et son gouvernement ont fait avec l’allongement de l’âge de départ en retraite. C’est ce qu’ils ont fait, bien qu’il en ait été peu question dans les médias quand, en même temps, le pouvoir a relevé le taux de la TVA de 18 % à 20 %, augmenté les taxes sur l’essence et divers tarifs publics liés au logement…

Et quand Poutine prétend que l’argent va manquer pour les retraités, il oublie de préciser qu’en 2017 il a promulgué la loi Timtchenko qui, comblant les souhaits des nantis de Russie, facilite la fuite déjà massive des capitaux ; cela facilite en l’occurrence les transferts de fonds qu’ils effectuent vers les paradis fiscaux off-shore, alors que depuis plus de vingt-cinq ans cette hémorragie vide les caisses de l’État et épuise l’économie. Poutine passe sous silence les dizaines, les centaines de milliards d’euros, de dollars, etc., que les oligarques, mais aussi des millions de bureaucrates, des patrons d’entreprises privées, ont mis à l’abri à l’étranger, ou les propriétés d’un luxe effarant qu’ils se sont offertes en Toscane (tel Medvedev), sur la Côte d’Azur, aux États-Unis, à Londres et un peu partout en Russie, avec tout ce qu’ils ont volé et continuent de voler à la population.

Fin août, quand Poutine affirma aux téléspectateurs de tout le pays qu’il n’y avait pas le choix, il mentait en direct. Mais cela a suffi à la plupart des dirigeants politiques et syndicaux du mouvement contre la réforme pour qu’ils s’en retirent (telle la KTR) ou se rallient (tels Russie juste, puis le KPRF) au projet amendé par Poutine. Du coup, le 22 septembre, il n’y eut guère que le KPRK pour appeler à une journée d’action, ce qui lui permit d’apparaître comme tenant bon, tout en n’ayant rien fait pour mobiliser même un peu largement sa base de sympathisants.

Et maintenant ?

Nous ne savons pas ce que les travailleuses et travailleurs de la Russie ont retenu de cette première contestation nationale de la politique antisociale du pouvoir. Seule une organisation révolutionnaire militant dans la classe ouvrière en Russie pourrait le savoir. Mais l’on peut penser que ces trois mois auront laissé des traces plus ou moins profondes dans la conscience de millions de gens. Qu’ils aient participé ou pas à des rassemblements, le fait est qu’une large majorité de la population était contre. Contre la réforme, bien sûr. Contre ses auteurs, Medvedev et, c’est nouveau, Poutine qui jusqu’alors avait réussi à détourner la critique sociale de sa personne. En tout cas, des instituts russes de sondages le disent. Et il est probable que des pancartes de manifestants comme « Cassez la tirelire des oligarques plutôt que celle des retraités » ou « La réforme des retraites vole les travailleurs » ont trouvé un écho dans bien des têtes, en formulant sur la place publique une opposition entre « eux » et « nous », comme on dit en Russie, entre dirigeants et dirigés, entre privilégiés et travailleurs.

On constate aussi qu’aucun parti ou organisation ayant quelque influence n’a voulu s’adresser à la population sur ce terrain, avec des revendications qui ne s’en prennent pas seulement au pouvoir sur un plan matériel, mais avec un projet de défense politique des intérêts des travailleurs.

En Russie, les bureaucrates et les possédants ont des organisations à eux, du parti Russie unie à toutes sortes d’unions patronales. Même les partis qui, au Parlement, ont critiqué le recul de l’âge de départ en retraite, n’ont, au fil du mouvement de contestation de cette loi, joué d’autre rôle que celui de soupape de sécurité : ils ont permis que la pression sociale s’évacue sans dommage pour le système. Quant aux syndicats dits contestataires, leurs directions se sont bornées à signer des tracts et à suivre les prétendus partis d’opposition.

Combien de travailleurs, de manifestants en auront pris conscience ? Combien auront compris, au fil de ces mois de colère rentrée et parfois exprimée dans la rue que, face aux nantis, aux bureaucrates, aux parasites, aux gens du pouvoir et à ceux qui leur tiennent lieu d’opposition respectueuse, et face aussi aux démagogues nationalistes pro-bourgeois comme un Navalny, ce qui manque avant tout aux travailleurs de Russie, c’est un parti à eux, un parti révolutionnaire qui défende leurs intérêts politiques, ceux de leur classe, et donne la perspective du renversement de ce régime et de tous ceux qu’il sert ?

Nous ne le savons pas. Mais ce que nous savons, c’est que cela seul pourra assurer le salut des travailleurs de ce pays et que c’est dans cette voie qu’il faut aller.

22 octobre 2018

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