En route vers une nouvelle récession

« La fête est finie », titrait l’éditorial du mensuel Alternatives économiques de juillet. L’auteur y constate qu’« il y a quelques mois, l’économie européenne pouvait sembler tirée d’affaire : la croissance était revenue, le chômage reculait lentement mais sûrement et même l’endettement public se mettait enfin à baisser. […] Les dernières semaines ont fait voler en éclats ce conte de fées ». En un mot, la reprise économique de l’économie capitaliste a fait long feu.

Les prévisions tantôt optimistes, tantôt pessimistes des commentateurs de l’économie ne valent guère mieux que ceux des astrologues, tant les variations de l’économie sont anarchiques et imprévisibles. L’éditorial du mensuel analysait en fait les dernières évolutions du PIB. Les chiffres de croissance du PIB ne signifient pas grand-chose en absolu. Mais les variations de ces chiffres indiquent néanmoins quelques tendances de l’économie capitaliste. Et il est notable que ces dernières semaines, en particulier pour l’Europe, pour l’Allemagne, la France, l’Italie, les prévisions ont été pour la plupart revues à la baisse. Début juillet, le FMI pronostiquait un ralentissement de la croissance, de 2,4 % en 2017, le sommet de ces dix dernières années, à 1,9 % en 2019 pour la zone euro. Mais la zone euro n’est pas la seule concernée. C’est aussi le cas du Royaume-Uni, du Japon, du Brésil, de la Turquie… Au total, il semble bien que toute l’économie capitaliste ralentisse une nouvelle fois, avec une particularité cependant : les chiffres de croissance de l’économie américaine qui atteignent en ce moment des records mais dont le recul est d’ores et déjà annoncé.

Il faut noter ici que, de « fête », lors de cette reprise économique qui commença fin 2016, il n’y en eut en réalité que pour la bourgeoisie. En France, si en 2016 les profits de l’ensemble des sociétés non financières étaient restés au même niveau qu’en 2015, une année faste qui avait vu leur progression d’environ 3 % selon l’Insee, ces mêmes profits ont de nouveau progressé d’environ 3 % sur les quatre derniers trimestres. Le taux de marge, qui donne une image des profits, est remonté de moins de 30 % en 2013-2014 à environ 32 % depuis 2015, une augmentation qui représente des dizaines de milliards d’euros accaparés par les entreprises et leurs actionnaires. Mais pour les travailleurs, la crise n’a cessé de s’aggraver. Le nombre de chômeurs est toujours en progression. Toutes catégories confondues, il est de 6,3 millions, près du double de ce qu’il était en 2008. En réalité, le nombre d’emplois créés ces derniers mois ne suffit pas à couvrir l’augmentation naturelle, du fait de la démographie, du nombre de travailleurs sur le marché. Et ces statistiques ne disent rien sur la nature des emplois créés : c’est à une explosion de la précarité, des contrats courts, intérim, CDD, Uber et de la sous-traitance, qu’on a assisté. La proportion de CDI dans l’emploi salarié, qui était de 87,5 % au début des années 2000, n’arrête pas de chuter, elle est de 84,5 % en 2017. Le nombre d’intérimaires bat des records. En juin 2018, il y aurait eu 850 000 travailleurs condamnés à l’intérim, deux fois plus qu’en 2008 et 100 000 de plus que l’année dernière à la même date. Quant aux salaires, ils ne suivent plus, depuis longtemps pour les plus bas, l’évolution des prix. Le retour en force de l’inflation, aux alentours de 2 % selon les chiffres officiels, permet au patronat d’aggraver de cette manière aussi l’exploitation des travailleurs.

Reprise et récession dans un système en crise permanente

Il y a, parmi les économistes de la bourgeoisie, plusieurs interprétations du ralentissement en cours. Certains disent que la reprise économique sur laquelle s’appuyaient les gouvernements européens ces derniers mois s’expliquait essentiellement par des mesures conjoncturelles, le prix bas des matières premières et la politique monétaire accommodante de la BCE, celle qui consiste à injecter dans l’économie des dizaines de milliards chaque mois. Or le prix du baril de pétrole a doublé ces derniers mois et la BCE restreint ses injections, du coup l’économie ralentit. Ce à quoi il faut ajouter, au moins pour la France, les mesures qui ont restreint la consommation des couches populaires en amputant leur pouvoir d’achat, comme la hausse de la CSG qui n’est à ce jour que très partiellement compensée par l’exonération de la taxe d’habitation ou par celle des cotisations sociales. D’autres voient dans le ralentissement actuel le cours normal du cycle capitaliste. Certains disent que le régime de croissance de 2016-2017 était insoutenable à long terme. Selon leur raisonnement, l’accélération de 2016-2017 était liée à la sortie de l’économie capitaliste de la récession précédente, la période qui commence étant une période dite d’expansion précédant une nouvelle récession. Notons que la période d’expansion se fait à un si petit régime qu’il est presque ridicule de lui donner ce nom.

Car c’est bien là le trait général de la période. Le ralentissement actuel observé en Europe n’est en fait qu’une nouvelle illustration de l’incapacité du capitalisme à sortir de la crise commencée dans les années 1970 et dont le krach de 2008 fut une étape dans son aggravation. Sur fond de crise générale, l’économie subit des hauts et des bas, des reprises et des récessions. Mais en réalité, le capitalisme n’a plus aucune perspective de développement. Il ne peut maintenir ou augmenter ses profits qu’en faisant la guerre à la société, en pillant ce que les générations passées ont accumulé et en ramenant toujours en arrière la condition des travailleurs, en particulier la condition des travailleurs des pays développés qui avait progressé dans les années 1950 à 1970. L’expression « stagnation séculaire » est revenue dans la presse économique. Alors que les besoins élémentaires de centaines de millions d’hommes ne sont pas satisfaits, l’économie stagne, non pas faute d’argent – les capitalistes n’ont sans doute jamais été aussi riches – mais faute de marchés en développement, de promesses de profits. Ainsi un éditorialiste du journal Les Échos du 10 juillet dernier écrivait : « Les acteurs du capitalisme, dirigeants d’entreprises et grands investisseurs, ne savent plus quoi faire des masses d’argent qu’ils font circuler. Ils n’ont plus de grands projets. Du coup, cet argent revient aux actionnaires. Au lieu de lever de l’argent en émettant de nouvelles actions pour financer leur essor, les entreprises rachètent leurs vieilles actions. » Le trait caractéristique de cette économie en crise permanente est toujours la financiarisation de l’économie, les capitaux se tournant massivement vers les marchés financiers. Un article du même journal signé par un haut cadre de la Société générale constatait le 24 juillet, en termes policés, le même parasitisme de l’économie capitaliste. Il affirmait qu’il était trop tôt pour enterrer la stagnation séculaire parce que « le rebond actuel de la croissance doit beaucoup aux politiques monétaires ultra-accommodantes. […] Le taux d’investissement des entreprises dans le monde développé reste aujourd’hui inférieur à sa moyenne d’avant crise [de 2009]. […] La montée de l’endettement et la formation de bulles financières deviennent alors les ressorts de la croissance de l’économie. »

Le ralentissement de la croissance ne sera pas sans conséquence sur la politique des gouvernements. Pendant la période de relative reprise, la guerre sociale ne s’est pas arrêtée. Pour garantir les profits des capitalistes avec le retournement de la conjoncture, elle doublera d’intensité, les mesures annoncées en France fin août contre les retraités n’étant que le hors-d’œuvre.

La bourgeoisie américaine saigne la planète

Il n’y a guère qu’aux États-Unis que l’économie capitaliste semble avoir le vent en poupe. Mais là aussi, derrière la façade, on peut voir le même parasitisme à l’œuvre. Aux États-Unis aussi, les chiffres de croissance annoncés (plus de 4 % en rythme annuel pour le dernier trimestre, 3 % sur l’année) sont aussi pour l’essentiel le fruit de la réforme fiscale décidée par Donald Trump à la fin de l’année dernière, consistant à baisser les impôts de 140 à 150 milliards de dollars par an. Car, bien que Donald Trump ait maintes fois répété que ces baisses d’impôts étaient destinées aux « classes moyennes », cette réforme fiscale constitue en fait un véritable transfert de fonds de l’ensemble de la société vers les plus riches. Il a été calculé par une commission parlementaire composée de démocrates et de républicains, et citée par Les Échos, que les classes moyennes (les foyers dont les revenus sont compris entre 20 000 et 100 000 dollars par an), la moitié de la population du pays, bénéficieront de 23 % des baisses d’impôts, le même taux que les plus riches (ceux qui gagnent plus de 500 000 dollars par an), et qui représentent 1 % de la population. La même commission a calculé que, dès 2021, les plus pauvres verront leurs impôts augmenter et que dès 2027 les seuls véritables gagnants seront les 25 % des foyers gagnant plus de 100 000 dollars par an. Pour les entreprises, le gain est immédiat. Ainsi les grandes banques qui ont annoncé leurs résultats ces dernières semaines engrangent des centaines de millions supplémentaires : grâce à la réforme fiscale de Trump, le taux d’imposition réel de Wells Fargo est passé de 27,5 % à 18,8 %, ajoutant à lui seul 636 millions de dollars de bénéfices sur le dernier trimestre. Chez Bank of America, le taux d’imposition effectif a reculé de 9 %, avec un gain de près de 800 millions de dollars.

Depuis début 2017, afin de préparer la prochaine récession, inéluctable, la Réserve fédérale américaine, la FED, a mis un frein à l’argent facile en relevant son taux directeur de 0,6 % à 2 %. Par l’entremise des marchés financiers, ce taux oriente les taux d’intérêt auxquels les banques, les fonds et l’État américain se prêtent mutuellement les capitaux en dollars. Pendant des années, avec des taux nuls ou quasi nuls et au travers des rachats de dettes, les banques centrales des pays riches ont dopé le système en inondant les marchés financiers de liquidités. Ils se sont mis en quête du meilleur placement, en prêtant aux plus offrants, en spéculant sur les matières premières ou sur les dettes des États. Aujourd’hui, dans un contexte international de plus en plus tendu, sur fond de guerre commerciale, de protectionnisme et d’embargo, le relèvement du taux de la FED pousse les possesseurs de ces mêmes capitaux à quitter les pays où ils avaient placé cet argent pour le ramener aux États-Unis, où la hausse des taux offre des rendements sinon meilleurs du moins, pensent-ils, moins risqués. Cet afflux de capitaux vers les États-Unis a pour effet d’affaiblir les monnaies des pays qu’ils quittent. C’est le cas du baht thaïlandais qui a perdu 6 % depuis le début de l’année, de la roupie indienne, 11 %, de la roupie indonésienne, 12 %, du rand d’Afrique du Sud, jusqu’à 25 %, du réal brésilien, plus de 30 %. Pour les monnaies turque et argentine, dont se sont débarrassés à tour de bras les capitalistes et spéculateurs en tout genre, l’affaiblissement s’est transformé en déroute. L’Argentine, dont la monnaie a perdu près de la moitié de sa valeur face au dollar depuis le début de l’année, a dû promettre aux banques et aux fonds internationaux des rendements faramineux en relevant son taux directeur de 25 % à 45 % à la mi-août et à 60 % fin août, dans l’espoir d’éviter de s’enfoncer encore plus. La Turquie avait précédé l’Argentine sur cette voie, sa monnaie ayant chuté de 18 % en une seule journée le 10 août et jusqu’à plus de 50 % depuis janvier. Alors que ces économies, turque comme argentine, sont pourries de dettes et en particulier de dettes en dollars, une telle chute est une catastrophe économique que paieront cher les couches populaires, par l’inflation et par les mesures que le FMI imposera en échange de son aide financière. Quant à l’économie américaine, l’afflux de capitaux permet de faire baisser les taux d’intérêt à long terme. Par l’intermédiaire d’un dollar fort, c’est toute la planète qui contribue au financement de la bourgeoisie américaine.

Crise économique et crises politiques

Si l’on en croit ceux qui voient dans le ralentissement actuel une phase normale du cycle économique, cette phase est dans le meilleur des cas le prélude d’une nouvelle récession. Mais cela suppose que la crise ne s’aggrave pas encore plus vite. Or, aux risques maintenant récurrents de krachs que sont la dette hypertrophiée, privée et publique, et les bulles spéculatives que les banques centrales alimentent en inondant les marchés financiers de liquidités, s’ajoutent ce que les capitalistes appellent eux-mêmes les risques géopolitiques. Sans même parler de la situation au Moyen-Orient, en Iran, en Turquie, ou de la guerre commerciale qui s’amorce peut-être entre les États-Unis et le reste du monde, c’est la montée des courants nationalistes en Europe et aux États-Unis qui polarise les gestionnaires de fonds et autres responsables de banques. Dans une économie mondiale fortement intégrée, mais où le niveau d’endettement public et privé bat tous les records, l’arrivée de ces courants au pouvoir dans différents pays crée autant d’inconnues, d’incertitudes… et d’instabilités sur les marchés.

En Italie par exemple, il est notable que les marchés financiers parient de plus en plus sur une crise politique entre le nouveau gouvernement de la Ligue du Nord et du M5S et l’Union européenne. Les politiciens qui sont parvenus au pouvoir en Italie ont joué sur la même corde que ceux d’Autriche, que l’AfD et la CSU en Allemagne ou le Front national en France. Avec la crise, ils n’ont plus rien d’autre à vendre à leurs électeurs comme solution politique que le repli national et la démagogie anti-migrants. En Italie, pour se faire élire, les partis de cette coalition, dont une partie se dit de gauche, ont ajouté dans leur campagne des promesses de baisses massives d’impôts et des hausses tout aussi importantes de dépenses (instauration d’un « revenu de citoyenneté », embauche de 10 000 fonctionnaires, détricotage de la réforme des retraites adoptée en 2011). La facture de ces mesures se monterait à plus de 100 milliards d’euros par an. Autant dire que, de tout cela, il ne restera sans aucun doute que les mesures contre les migrants et les discours nationalistes contre l’Union européenne. Mais en attendant, depuis la formation de ce gouvernement en mai dernier, en réaction à son hostilité affichée envers l’Union européenne, les marchés financiers ont imposé au gouvernement italien des taux d’intérêt en forte hausse sur les emprunts d’État. Ainsi les taux d’intérêt des emprunts d’État à deux ans sont passés de – 0,25 % (un taux négatif) à près de 3 % en deux jours fin mai, ceux à dix ans dépassent désormais régulièrement les 3 %, les grandes banques internationales imposant ainsi au budget italien une ponction supplémentaire de plusieurs milliards d’euros. L’Italie étant l’un des pays les plus endettés d’Europe, une crise politique pourrait facilement s’y transformer en crise de la dette, avec une envolée des taux à l’image de ce qui s’est passé en 2011. De fait, de nombreux fonds spéculatifs pensent que le gouvernement italien ne saura pas tenir ses promesses électorales et boucler son budget sans friction avec l’Union européenne, avec à la clé une nouvelle crise politique à l’automne. Ils parient, de plus en plus nombreux depuis début août, sur une chute des actions italiennes. La situation politique italienne est d’ores et déjà pointée par les capitalistes comme le risque majeur des semaines à venir.

L’arrivée au pouvoir de politiciens défendant le repli nationaliste et le protectionnisme est une conséquence de la crise qui va en s’aggravant depuis plus de quarante ans, les anciennes équipes au service de la bourgeoisie n’ayant plus rien à offrir à leur électorat pour justifier leur place. Sans même discuter des conséquences politiques, humaines voire humanitaires, sans même discuter de la dérive réactionnaire de tout un pan de la société, il faut voir que la propagande avec laquelle les nouvelles équipes arrivent au pouvoir est en contradiction avec les intérêts de la grande bourgeoisie qui réalise ses profits à l’échelle du globe. Au Royaume-Uni, May qui a obtenu le pouvoir pour réaliser le Brexit fait tout pour que cela se passe au mieux pour le patronat. Quant aux travailleurs britanniques, ils ont déjà payé une partie de la note, par plus d’inflation, plus de précarité et des salaires en baisse. Alors si, conséquence de l’arrivée au pouvoir des courants nationalistes, la crise s’aggrave, la grande bourgeoisie et tous ces politiciens à son service feront payer les couches populaires, cette fois-ci au nom du nationalisme et se servant de la démagogie anti-immigrés.

La question de la dette

Dans une économie ayant accumulé quantité d’explosifs sous forme de bulles spéculatives et de dettes hypertrophiées, les crises politiques peuvent jouer le rôle de détonateur. À chaque crise, le comportement des marchés est scruté à la loupe. Car c’est bien l’éclatement de l’une de ces bulles que tous redoutent. Pour ne parler que de celle de la dette, il faut noter que le niveau d’endettement des États, des entreprises et des ménages a atteint de nouveaux records (selon certains, 237 000 milliards de dollars en avril, 317 % du PIB mondial !). Depuis la crise de la dette en 2012, le niveau d’endettement des États n’a pas vraiment diminué. En France, la dette publique augmente régulièrement depuis quarante ans. Elle est passée de 12 % du PIB à la fin des années 1960 à 60 % en 2000, puis à 80 % en 2010, pour atteindre 2200 milliards d’euros fin 2017 97 % de la richesse produite annuellement. La charge de cette dette, c’est-à-dire le montant des intérêts à servir aux créanciers, est devenue très lourde : 41,2 milliards dans le budget de 2018, un montant supérieur au budget de la Défense nationale (32,4 milliards). En 2018, l’agence France Trésor qui gère la dette de l’État français indique qu’elle va devoir emprunter sur les marchés 195 milliards d’euros pour couvrir le déficit du budget de l’État et procéder au remboursement des crédits arrivant à échéance. La plupart des États empruntent en permanence de telles sommes, en proportion de leur économie.

C’est dire si les taux d’intérêt sur les marchés sont déterminants pour les États comme pour les grandes banques et les fonds qui jouent avec la dette des États. En cas d’aggravation de la crise, on le voit avec l’Italie, la Turquie ou l’Argentine, la question de la dette sera de nouveau posée. Certains courants réformistes (Attac, La France insoumise par exemple) mettent en avant comme mot d’ordre ou comme revendication politique l’annulation de la dette en partie ou en totalité. D’autres, à l’extrême gauche, reprennent à la suite de ces courants cette mesure, en disant même que c’est une mesure qu’ont prise les bolcheviks en février 1918, et que le soviet de Petrograd a voté cette mesure en décembre 1905. Mais justement, cette mesure fut prise en 1918 alors que les bolcheviks avaient pris le pouvoir. Et en décembre 1905, les soviets étaient en lutte ouverte pour celui-ci. L’annulation de la dette s’intégrait alors dans un ensemble de mesures destinées à saper le régime tsariste dans le cadre de son renversement immédiat. C’était une mesure de combat, une manœuvre dans la révolution en cours. On est loin d’une telle situation.

Quand les réformistes revendiquent aujourd’hui l’annulation de la dette, il s’agit pour eux de faire croire que l’économie capitaliste marcherait bien mieux sans la ponction de la finance. Il en va de même quand ils disent que l’État se portait bien mieux quand il pouvait emprunter directement auprès de la Banque de France, avant 1973, sans passer par les marchés financiers. Il s’agit pour eux de faire croire qu’un bon gouvernement, le leur, pourrait dans le cadre de ce système basé sur le marché et la propriété privée avoir une politique économique qui ne soit pas celle de la grande bourgeoisie. Ils veulent entretenir l’illusion d’un État au-dessus des classes, en ne dénonçant qu’un aspect du capitalisme, les financiers, opposés aux industriels, une opposition pourtant bien vide de sens, alors qu’il s’agit de deux expressions du même grand capital monopolisé par les sommets les plus riches de la bourgeoisie, en évitant soigneusement de remettre en cause la propriété privée capitaliste. L’annulation de la dette leur sert de programme, telle une mesure de relance dans le cadre du système. Ce programme, les États bourgeois l’ont déjà mis en œuvre, au moins partiellement, en annulant des tranches de dette de pays en difficulté afin de ne pas tuer la vache à lait. L’annulation de la dette signifie donc pour eux l’assainissement du système capitaliste afin qu’il reparte sur d’autres bases. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans les périodes de forte inflation, c’est-à-dire en faisant payer les travailleurs, comme au sortir du désastre de la Deuxième Guerre mondiale, quand les dettes passées sont tellement dévaluées par la hausse des prix qu’elles sont annulées de fait.

Les ambiguïtés contenues aujourd’hui dans la revendication de l’annulation de la dette en font un mot d’ordre qu’il faut laisser aux réformistes. La question de la dette est indissociable de celle du pouvoir. La dette est effectivement un des moyens dont dispose la bourgeoisie pour s’enrichir sur le dos de la population, charge à l’État de collecter de quoi payer les intérêts en s’attaquant aux couches populaires. Il faut donc dénoncer non seulement les banques et le monde de la finance mais aussi la grande bourgeoisie qui, dans son ensemble, au travers de ses participations dans de multiples fonds et sociétés, s’enrichit de cette façon par l’entremise de l’État à son service. Et il faut dire que pour mettre fin à ce vol, pour imposer le remboursement de ces sommes gigantesques détournées au profit de quelques-uns, les travailleurs devront briser le cadre de la légalité bourgeoise, exproprier ces capitalistes, ce qu’ils ne peuvent faire que s’ils prennent le pouvoir.

Contrairement à tous ceux qui mettent en avant les traités européens comme le problème du jour, qui en fait défendent d’une manière ou d’une autre la sortie de l’Europe et le repli national, il faut dire que le problème de fond, ce ne sont pas les traités entre nations capitalistes, même s’ils sont bien évidemment des traités entre brigands, mais le capitalisme lui-même. La montée des taux d’intérêt en Turquie, en Argentine ou en Italie et les conséquences pour les couches populaires de ces pays ont d’ailleurs bien peu à voir avec les traités qui régissent les échanges entre les pays. En revanche, ils ont à voir avec le profit et la propriété privée, qui ne connaissent pas de frontières. Les grandes banques et les fonds d’investissement qui, à l’échelle internationale, spéculent sur la dette le font conformément à leur place dans la société capitaliste. Ils font voyager leurs capitaux d’un bout à l’autre de la planète pour maximiser leurs profits parce qu’ils n’ont pas d’autre choix que de le faire, sous peine de disparaître sous les coups de la concurrence. Et les États empruntent aujourd’hui en permanence sur les marchés internationaux parce qu’ils n’ont guère d’autre choix. Les principales puissances capitalistes européennes, américaine et japonaise  –c’est moins vrai pour les autres – y trouvent la plupart du temps quantité de capitaux en concurrence et aux taux les plus bas. Sauf quand la crise s’emballe…

C’est pourquoi, concernant le système financier et les revendications à mettre aujourd’hui en avant, le Programme de transition de Trotsky n’a en fait jamais été aussi actuel : « À côté des consortiums et des trusts, et souvent au-dessus d’eux, les banques concentrent dans leurs mains le commandement réel de l’économie. […] Impossible de faire un seul pas sérieux dans la lutte contre le despotisme des monopoles et l’anarchie capitaliste, qui se complètent l’un l’autre dans leur œuvre de destruction, si on laisse les leviers de commande des banques dans les mains des rapaces capitalistes. Afin de réaliser un système unique d’investissement et de crédit, selon un plan rationnel qui corresponde aux intérêts du peuple tout entier, il faut fusionner toutes les banques dans une institution nationale unique. Seules, l’expropriation des banques privées et la concentration de tout le système de crédit entre les mains de l’État mettront à la disposition de celui-ci les moyens nécessaires réels, c’est-à-dire matériels et non pas seulement fictifs et bureaucratiques, pour la planification économique. […] Cependant, l’ÉTATISATION DES BANQUES ne donnera ces résultats favorables que si le pouvoir d’État lui-même passe entièrement des mains des exploiteurs aux mains des travailleurs ».

8 septembre 2018