Aimé Césaire, entre littérature et nationalisme

Cet article est une contribution de nos camarades de Combat ouvrier, organisation trotskyste militant en Guadeloupe et en Martinique.

Aux Antilles françaises, et particulièrement en Martinique, Aimé Césaire (1913-2008) est véritablement adulé. Il est régulièrement évoqué, cité et loué dans tous les milieux. Le 26 juin 2009, l’aéroport du Lamentin en Martinique a été baptisé aéroport Aimé-Césaire. Ses portraits ornent des salles de cet aéroport et d’autres lieux et sites de l’île. En France aussi, Césaire est souvent évoqué et cité, loué dans tous les milieux politiques et littéraires, ceux du pouvoir compris. Chaque année, l’anniversaire de sa mort le 17 avril est un petit événement en Martinique. Cette année, le dixième anniversaire a donné lieu à de multiples manifestations de commémoration et d’hommage. Pas moins d’une quinzaine de rues, d’édifices, d’écoles, de lycées, et une future station de métro à Paris portent le nom d’Aimé Césaire.

Que lui vaut donc une telle célébrité ? Il fut l’un des premiers poètes, écrivains, essayistes français noirs reconnus mondialement. Il fut un poète, un écrivain, un homme politique originaire de la Martinique, île des Caraïbes, ex-colonie, puis département français, ayant aujourd’hui le statut de collectivité territoriale de Martinique (la CTM), sous administration française.

Césaire naît le 26 juin 1913 et meurt le 17 avril 2008. Il est connu comme le chantre d’une école politico-littéraire qu’il a fondée en 1932 sous le néologisme de négritude, en relation avec le Sénégalais Léopold Sédar Senghor (1906-2001). Ce dernier, poète aussi et ami de Césaire, fut le premier président de la république du Sénégal, ex-colonie française devenue indépendante en 1960. Un autre compagnon de route, Léon Gontran Damas, originaire de la Guyane française, peut être cité comme le troisième pilier de la même école politico-littéraire. Il y en eut bien d’autres.

Ces écrivains et poètes noirs d’Afrique et d’Amérique francophones perpétuent en fait une longue tradition littéraire qui prit naissance aux USA parmi les esclaves noirs et ensuite parmi les Noirs opprimés après l’abolition de l’esclavage.

L’américain W.E.B. Du Bois (1868-1963) fut l’un des représentants de cette tradition politico-littéraire, née de l’esclavage et de l’oppression des Noirs américains. Cependant, un des aspects particuliers chez les poètes noirs français de la génération de Césaire est l’apport du surréalisme et de ses représentants comme André Breton. Le poids de la colonisation française du début du siècle dernier sur la Guadeloupe et la Martinique ainsi que sur une grande partie de l’Afrique, la misère des peuples, imprègnent indéniablement l’expression littéraire d’Aimé Césaire et de ses compagnons.

Une longue carrière politique, du PCF au centre-gauche

Elle se poursuit sans discontinuer pendant 56 ans, de 1945 à 2001. En 1945, Césaire est élu député de la Martinique et ce jusqu’en 1993. En 1945 il est aussi élu maire de Fort-de-France, puis constamment réélu jusqu’en 2001. De 1945 à 1949, puis de 1955 à 1970 il est également conseiller général de Fort-de-France. De 1983 à 1986 il est président du conseil régional de la Martinique.

C’est en 1945 que Césaire adhère au Parti communiste français, section de Martinique. Il réclame la fin du statut de colonie pour quatre vieilles colonies françaises : la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et La Réunion. Il milite pour l’assimilation à la nation française. Il est le rapporteur de la loi dite d’assimilation de mars 1946 qui fait de ces quatre colonies des départements d’outre-mer, au moins légalement.

Après avoir rompu avec le PCF en 1956, Césaire crée le Parti progressiste martiniquais (PPM), le 22 mars 1958. Au troisième congrès de ce parti, les 12 et 13 août 1967, il prône l’autonomie de la Martinique. Il côtoie à l’époque le milieu des politiciens de la gauche non communiste et leurs dirigeants comme Mendès-France et Mitterrand. Le soutien du PCF à ce dernier lors de l’élection présidentielle de 1965 lui permit d’occulter son passé de ministre colonialiste et répressif aux débuts de la guerre coloniale en Algérie. De 1978 à 1993, Césaire siège à l’Assemblée nationale aux côtés des députés du Parti socialiste, comme apparenté à ce parti.

Lors de l’arrivée de François Mitterrand et du Parti socialiste au pouvoir en 1981, il décrète un moratoire sur l’autonomie de la Martinique pour ne pas gêner son ami politique et pour le rassurer sur ses intentions. Car dans le même temps, une organisation indépendantiste radicale, l’Alliance révolutionnaire caraïbe (ARC), organise des attentats à la bombe en Martinique et en Guadeloupe.

Césaire fait partie de cette classe politique noire antillaise d’après-guerre qui se développe en pleine époque coloniale, puis sous la décolonisation quand l’immense majorité de la population connaît une misère extrême, qui va perdurer jusqu’aux années 1980 en cédant la place à une pauvreté moins criante. Après la Deuxième Guerre mondiale, les partis communistes puis Césaire avec le PPM réclament l’égalité des droits avec la métropole : l’eau courante, l’électricité, le tout-à-l’égout, l’hygiène publique, la fin des maladies tropicales les plus horribles, la santé publique, la scolarisation des enfants, l’alphabétisation, la sécurité sociale, etc. De grandes luttes des travailleurs et des pauvres ont toujours secoué la Guadeloupe et la Martinique. Elles se poursuivent après la guerre, régulièrement et jusqu’à nos jours, par des poussées de fièvre sociale périodiques. Pendant longtemps, le pouvoir colonial a réprimé régulièrement par les armes et dans le sang les grèves et les mouvements sociaux. La dernière grève des Antilles françaises, réprimée à coups de fusils, fut celle des ouvriers agricoles de la banane à Chalvet (Martinique) en février 1974. Deux travailleurs furent tués par les gendarmes et plusieurs autres, ainsi que des militants, furent blessés par balle. Les parlementaires antillais des partis communistes et Césaire relaient ces luttes et soutiennent les victimes au Parlement français. Progressivement et un demi-siècle après le vote de la loi de départementalisation, sous la pression des luttes ouvrières, le gouvernement français finit par gommer les inégalités les plus criantes entre la métropole et les Antilles.

Les masses pauvres de Martinique ont toujours été reconnaissantes envers Césaire de ces avancées sociales. Il faut dire qu’en tant que maire de Fort-de-France, il a vraiment contribué à ce que la misère la plus criante disparaisse des quartiers les plus pauvres comme Citron, Trénelle, Volga-plage, Texaco. Ce n’est pas un hasard si les réseaux « césairistes » et du PPM se sont constitués dans ces quartiers et si celui-ci y demeure indéboulonnable. Ce n’est pas la négritude qui rend Césaire populaire chez les ouvriers. C’est vraiment le cadet de leurs soucis. Certes la population, noire dans sa majorité, exprime un sentiment de fierté de voir un Noir hautement diplômé – ce qui était très rare à une époque où les Blancs dominaient sur tous les plans – et reconnu mondialement pour ses écrits. Lors de ses conférences électorales au début de sa carrière politique, après la guerre, les Noirs pauvres de Fort-de-France, souvent pieds nus, portaient aux nues celui qu’ils appelaient « ti agrégé nou » – notre petit agrégé. Césaire, agrégé de grammaire, était effectivement un des premiers Noirs professeurs agrégés, sinon le premier. Mais surtout, le peuple noir pauvre des quartiers est reconnaissant envers Césaire d’avoir contribué à améliorer ses conditions matérielles de vie. On ne peut comprendre son immense popularité en Martinique sans connaître les causes sociales de cette popularité.

Du PCF au nationalisme bourgeois

En 1945, Aimé Césaire adhère au Parti communiste français tout comme une grande partie des intellectuels français de cette époque. Il est membre de la section martiniquaise du PCF avant qu’elle devienne officiellement Parti communiste martiniquais en 1957.

Mais les intellectuels du PCF ne connaissent que leur parti stalinien, qui n’a plus rien à voir avec le parti bolchevique de Lénine, bien qu’il s’en réclame. Ce parti est tout entier tourné non pas vers le développement de la révolution communiste mondiale mais vers le soutien inconditionnel à l’URSS et à la bureaucratie soviétique dirigée par Staline. La génération des révolutionnaires qui, aux côtés de Lénine et Trotsky, a fait et dirigé la révolution d’octobre 1917, a été liquidée physiquement dans les prisons et les camps. C’est à partir de 1923 qu’a commencé la mise à l’écart des révolutionnaires de 1917, suivie de leur élimination et de leur extermination physique jusqu’à la fin des années 1930. Ce sont aussi ces derniers qui avaient fondé et animé l’Internationale communiste comme une direction mondiale de la révolution pendant ses quatre premières années et lors de ses quatre premiers congrès, de 1919 à 1922.

Le dernier dirigeant et représentant de la génération révolutionnaire bolchevique, Léon Trotsky, est assassiné sur ordre de Staline en août 1940.

Césaire démissionne du PCF en octobre 1956. Mais comme beaucoup d’intellectuels, il ne démissionne pas pour revenir au communisme révolutionnaire de Marx, Lénine ou Trotsky et des révolutionnaires de 1917. Il démissionne pour reprendre son indépendance personnelle et intellectuelle et poursuivre autrement sa carrière politique.

Aimé Césaire exprima sa rupture avec le PCF dans un texte qui fit écho : la Lettre à Maurice Thorez, le secrétaire général du Parti communiste français de l’époque. Certes, il y critique en partie le stalinisme et les méthodes du PCF. Il est d’autant plus à l’aise pour le faire que la bureaucratie soviétique dirigée par Nikita Khrouchtchev critique les méthodes staliniennes le 24 février 1956 lors du vingtième congrès du Parti communiste russe. Elle le fait, du reste, sans que cela ne change rien à sa vraie nature de couche sociale privilégiée, contre-révolutionnaire et répressive contre la classe ouvrière.

La révolution hongroise, réprimée dans le sang par l’armée soviétique en novembre 1956, en est un des exemples les plus évidents.

L’URSS et le PCF subissent alors les critiques d’un certain nombre d’intellectuels qui leur retirent leur soutien.

La Lettre à Maurice Thorez est datée du 24 octobre 1956, un jour après le début de la révolution hongroise. La répression sanglante de cette révolution par l’armée soviétique se fera en novembre. Césaire critique les régimes autoritaires de ce qu’on appelait à l’époque les démocraties populaires, les pays du glacis soviétique de l’est de l’Europe aux ordres de la bureaucratie soviétique. Ce n’est pourtant pas sur cet aspect du stalinisme qu’a lieu la rupture d’Aimé Césaire. Elle se fait d’un point de vue nationaliste. Il écrit ainsi : « Un fait, à mes yeux capital, est celui-ci : que nous, hommes de couleur, en ce moment précis de l’évolution historique, avons dans notre conscience pris possession de tout le champ de notre singularité et que nous sommes prêts à assumer sur tous les plans et dans tous les domaines les responsabilités qui découlent de cette prise de conscience. Singularité de notre situation dans le monde qui ne se confond avec nulle autre. » Lisons bien : « qui ne se confond avec nulle autre ». Plus loin, il écrit : « Il est constant que notre lutte, la lutte des peuples coloniaux contre le colonialisme, la lutte des peuples de couleur contre le racisme est beaucoup plus complexe – que dis-je, d’une tout autre nature que la lutte de l’ouvrier français contre le capitalisme français, et ne saurait en aucune manière être considérée comme une partie, un fragment de cette lutte. »

Lorsque l’on compare ce qu’écrit Césaire avec ce qu’écrivaient les dirigeants révolutionnaires communistes, Lénine, Trotsky et ceux de la génération de la révolution russe d’octobre 1917 à propos des peuples coloniaux et des peuples noirs, on mesure mieux ce qui sépare le point de vue nationaliste du point de vue communiste sur la question. Voici des extraits des résolutions de congrès de l’Internationale communiste sur la question coloniale et les peuples noirs :

2e congrès (1920) : « Thèses et additions sur les questions nationales et coloniales » : « La victoire sur le capitalisme est conditionnée par la bonne volonté d’entente du prolétariat d’abord et, ensuite, des masses laborieuses de tous les pays du monde et de toutes les nations. » (Thèse 12).

« Il existe dans les pays opprimés deux mouvements qui chaque jour se séparent de plus en plus : le premier est le mouvement bourgeois démocratique nationaliste qui a un programme d’indépendance politique et d’ordre bourgeois ; l’autre est celui des paysans et des ouvriers ignorants et pauvres pour leur émancipation de toute espèce d’exploitation.

Le premier tente de diriger le second et y a souvent réussi dans une certaine mesure. Mais l’Internationale communiste et les partis adhérents doivent combattre cette tendance et chercher à développer les sentiments de classe indépendante dans les masses ouvrières des colonies.

L’une des plus grandes tâches à cette fin est la formation de partis communistes qui organisent les ouvriers et les paysans et les conduisent à la révolution et à l’établissement de la République- des soviets. » (Thèse supplémentaire 7).

4e congrès (1922) : « Thèses sur la question nègre du quatrième congrès de l’Internationale communiste » : « C’est avec une grande joie que l’Internationale communiste voit les ouvriers nègres exploités résister aux attaques des exploiteurs, car l’ennemi de la race nègre est aussi celui des travailleurs blancs. Cet ennemi, c’est le capitalisme, l’impérialisme. La lutte internationale de la race nègre est une lutte contre le capitalisme et l’impérialisme. C’est sur la base de cette lutte que le mouvement nègre doit être organisé : [...] en Amérique Centrale (Costa-Rica, Guatemala, Colombie, Nicaragua et les autres républiques “indépendantes” où l’impérialisme américain est prédominant) ; à Porto-Rico, à Haïti, à Saint-Domingue et dans les autres îles de la mer des Caraïbes, où les mauvais traitements infligés aux Nègres par les envahisseurs américains ont soulevé les protestations des Nègres conscients et des ouvriers blancs révolutionnaires. » (Thèse 3).

« L’Internationale communiste doit indiquer au peuple nègre qu’il n’est pas seul à souffrir de l’oppression du capitalisme et de l’impérialisme, elle doit lui montrer que les ouvriers et les paysans d’Europe, d’Asie et d’Amérique sont aussi les victimes de l’impérialisme ; que la lutte contre l’impérialisme n’est pas la lutte d’un seul peuple, mais de tous les peuples du monde ; qu’en Chine, en Perse, en Turquie, en Égypte et au Maroc, les peuples coloniaux combattent avec héroïsme contre leurs exploiteurs impérialistes, que ces peuples se soulèvent contre les mêmes maux que ceux qui accablent les nègres (oppression de race, exploitation industrielle intensifiée, mise à l’index) ; que ces peuples réclament les mêmes droits que les Nègres : affranchissement et égalité industrielle et sociale. » (Thèse 4).

« Le 4e Congrès déclare que tous les communistes doivent spécialement appliquer au problème nègre les Thèses sur la question coloniale ». (Thèse 5).

C’est l’Internationale communiste, dans ces quatre années, qui exprime le mieux que les intérêts des peuples colonisés et des peuples noirs (le mot nègre était le terme courant à cette époque et n’avait pas de sens péjoratif) et ceux des ouvriers des pays dominateurs étaient liés. Car ils avaient en fin de compte le même ennemi : le capitalisme et l’impérialisme. Mais ensuite, le stalinisme a tellement pourri les partis communistes du monde entier que ceux des puissances coloniales ne soutenaient plus comme il fallait les peuples colonisés par leur propre État. Et pire, dans de nombreux cas, ces partis soutenaient leur propre État et leur propre bourgeoisie contre les révoltes et les guerres que les peuples coloniaux menaient contre l’oppression coloniale. Ce fut le cas lorsque, le 12 mars 1956, le PCF vota à l’Assemblée nationale les pouvoirs spéciaux au gouvernement du socialiste Guy Mollet pour poursuivre la guerre en Algérie contre l’insurrection indépendantiste. Cela fait partie certes des griefs de Césaire contre le PCF et il le dit dans sa lettre à Maurice Thorez. Mais il en tire des conclusions considérablement fausses.

Il n’appelle pas les peuples martiniquais, antillais et les peuples colonisés à remettre en cause le capitalisme et l’impérialisme, causes premières du colonialisme. Il les appelle à montrer qu’ils existent en tant que peuples, en tant que Noirs ou peuples de couleur. Il écrit une phrase restée célèbre : « L’heure de nous-mêmes a sonné », c’est-à-dire l’heure des Noirs, l’heure des colonisés. Mais Césaire n’a jamais élaboré de programme révolutionnaire spécifique d’émancipation de la classe ouvrière noire et des masses noires pauvres de Martinique et du monde.

Un autre texte resté célèbre de Césaire, Discours sur le colonialisme, est certes un vrai chef-d’œuvre sur les méfaits du colonialisme. Mais il s’arrête à l’explication et à la dénonciation du colonialisme. Le fait qu’un colonisé pauvre soit plus colonisé qu’un colonisé riche et aisé n’apparaît pas chez Césaire.

La dégénérescence stalinienne a eu pour conséquence une monstrueuse déviation sur la question nationale et coloniale en faisant des groupes ou partis communistes des alliés des bourgeoisies nationales des pays sous-développés. Ce faisant, ces communistes staliniens ont accroché la classe ouvrière et les masses pauvres au char de la politique d’unité nationale contre le colonialisme, au char d’une politique frontiste qui n’a abouti qu’à porter au pouvoir la bourgeoisie nationale dans certains pays dominés à travers la lutte anticolonialiste. L’absence d’une organisation de classe propre aux travailleurs et d’une politique indépendante de classe a abouti souvent à la liquidation physique et/ou politique du mouvement ouvrier.

La négritude, un concept nationaliste

Si séduisants que soient les écrits, le théâtre et la poésie de Césaire en termes d’esthétique littéraire, le concept de la négritude est un piège pour les travailleurs et les masses noires et donc aussi un piège pour les travailleurs et les masses de toutes couleurs et de tous les pays. Pourquoi ?

Césaire englobe tous les colonisés sous le même chapeau. Il englobe les Noirs riches et pauvres dans le même concept de négritude. Dans son célèbre poème « Hors des jours étrangers » du recueil Ferrements publié en 1960, il écrit :

Mon peuple/quand/hors des jours étrangers/germeras-tu une tête tienne sur tes épaules renouées/et ta parole/le congé dépêché aux traîtres/aux maîtres/le pain restitué la terre lavée/la terre donnée/quand/quand donc cesseras-tu d’être le jouet sombre/au carnaval des autres/ou dans les champs d’autrui […].

Cette phrase a marqué des générations entières de jeunes Antillais et Africains et a été utilisée par bien des nationalistes en lutte pour l’autonomie ou l’indépendance aux Antilles, en Afrique et ailleurs. Mais à qui s’adresse Césaire ? Au peuple martiniquais, pas aux travailleurs, pas aux pauvres.

Il est encore plus précis dans son Discours sur la négritude, prononcé le 26 février 1987 lors de la conférence organisée par l’université internationale de Floride à Miami : « Si la négritude n’a pas été une impasse, c’est qu’elle menait autre part. » Il ajoute cette phrase révélatrice : « Ni la littérature, ni la spéculation intellectuelle ne sont innocentes ou inoffensives. » On ne peut qu’être d’accord. Mais il continue : « Et de fait, quand je pense aux indépendances africaines des années 1960, quand je pense à cet élan de foi et d’espérance qui a soulevé à l’époque tout un continent, c’est vrai je pense à la négritude. [...] L’essentiel est que l’Afrique a tourné la page du colonialisme et qu’en la tournant, elle a contribué à inaugurer une ère nouvelle pour l’humanité tout entière. »

L’Afrique a certes tourné la page du colonialisme, mais pas celle du néocolonialisme, celle de la Françafrique, ni celle de l’impérialisme. Elle est minée par le pillage de ses richesses par les grandes puissances, par une misère et des famines atroces, des guerres civiles sans fin, le génocide du Rwanda, une barbarie attisée sinon préparée et fomentée par les grandes puissances pour le bénéfice des grosses sociétés capitalistes. Et les dirigeants africains – qui, pétris ou pas d’idéologie nationaliste, ont orienté leur pays vers l’indépendance, par la voie pacifique ou violente en Afrique – ont perpétué les antagonismes de classe. Ce qu’ils ont acquis en fait avec l’indépendance, c’est le droit d’opprimer leur propre peuple, sans l’intermédiaire blanc ou avec un intermédiaire blanc caché cette fois dans les officines et les réseaux opaques des pouvoirs africains et français. En Martinique et en Guyane, les nationalistes ont négocié expressément ou tacitement une certaine reconnaissance et le droit d’appliquer à leur peuple la politique outre-mer des gouvernements français. Là, ils ont obtenu un timide aménagement statutaire sous forme de collectivité territoriale remplaçant le département. En Guadeloupe, cela ne saurait tarder. Ces indépendances et aménagements statutaires n’ont rien apporté de plus ni de mieux à la population laborieuse, aux pauvres, aux millions de chômeurs chroniques.

Toute une littérature officielle dans les années d’après-guerre a accompagné la décolonisation des peuples. Mais ce n’était pas une littérature pour l’émancipation des ouvriers et des exploités. Césaire et Senghor en sont les plus éminents représentants. Et tous les deux furent des leaders politiques chez eux. Ils ont une audience mondiale, singulièrement auprès du monde noir en Afrique et aux Amériques. Ils sont reconnus, en France même, par tous les pouvoirs, de gauche comme de droite. Senghor fut le premier Noir à entrer à l’Académie française, et ministre de De Gaulle. Il est vrai qu’ils ne présentent aucun danger réel ni pour le pouvoir politique des capitalistes et des possédants ni pour ces derniers. Ils constituent même un faire-valoir auprès du pouvoir français pour les minorités émigrées, pour les populations d’outre-mer et pour les États africains liés à la France.

Le stalinisme, en expurgeant ou en déformant totalement le programme révolutionnaire de Lénine et Trotsky et des révolutionnaires de 1917, a laissé un vide programmatique et politique énorme aux travailleurs et aux masses pauvres des pays colonisés et opprimés par l’impérialisme. Le programme transmis par Trotsky à la classe ouvrière mondiale, y compris aux travailleurs noirs, n’a pu éclore jusqu’ici parmi les masses. Mais il existe. Des organisations communistes révolutionnaires, trotskystes, comme la nôtre et plusieurs dans le monde, demeurent certes de petits groupes. Mais elles existent, et peuvent être demain les éléments des futurs partis révolutionnaires communistes qui, à l’instar du parti bolchevique, sauront gagner la confiance des masses pauvres lors de la révolution sociale à venir.

Les intellectuels et politiciens anticolonialistes, blancs ou noirs comme Aimé Césaire et Senghor, n’ont pas repris le programme révolutionnaire de Marx, Lénine et Trotsky. Leaders d’opinion, se voulant éveilleurs de conscience, ils ont fait un autre choix, qui est un choix de classe, celui de la petite bourgeoisie intellectuelle et, en définitive, celui de la bourgeoisie. Car ne pas remettre en cause la domination de la classe bourgeoise sur les travailleurs et les masses du monde entier revient à la soutenir.

S’attaquer au système capitaliste reste la seule voie pour en finir définitivement avec l’oppression des Noirs de tous les continents, avec celle des travailleurs et des opprimés du monde entier de toutes couleurs en mettant fin à l’exploitation de l’homme par l’homme.

6 septembre 2018